– Comment est-il physiquement ?
– Que voilà une question bien féminine ! fit dame Symonne en riant. Sachez donc, jolie curieuse, que c’est un bel homme, moins grand que n’était son père, mais de belle stature et bien proportionné... et très vigoureux, ce qui le rend endurant à la fatigue et aux privations. Il a le visage large et coloré au menton puissant, aux yeux sombres et dominateurs. Ses cheveux sont noirs et drus. Il sourit rarement, beaucoup moins qu’autrefois et c’est dommage car cela lui conférait un grand charme...
– On dit que son père aimait fort les dames. Lui ressemble-t-il à ce sujet ?
– En aucune façon car il tient beaucoup plus de sa mère et se plaît d’ailleurs à dire : « Nous autres, Portugais... », ce qui faisait enrager le duc Philippe en son temps. Celui-là a eu des maîtresses sans nombre et sa femme en a trop souffert pour que le fils ne prît pas la débauche en horreur. Charles a aimé, profondément, Isabelle de Bourbon, sa défunte épouse qui lui a donné la princesse Marie, et je crois qu’il est attaché à Marguerite d’York, la duchesse actuelle, mais son cœur s’est arrêté là et il ne se laisse jamais entraîner par ses sens. Il se méfie des femmes, leur préfère de beaucoup ses compagnons d’armes – en tout bien tout honneur car il est chaste. Comme il préfère la guerre aux fêtes, lui le prince le plus fastueux d’Europe, il déteste les grands banquets et les bals que son père aimait tant...
– N’aime-t-il donc pas se distraire ?
– Si, mais à sa manière. Il aime lire et, surtout, il adore la musique et passe des heures à écouter les chantres de sa chapelle que dirige maître Antoine Busnois. Ils le suivent partout et il lui arrive de chanter avec eux... C’est un étrange prince, n’est-ce pas, que je vous décris là ?
– C’est, je crois, le fait des princes de n’être pas comme tout le monde. Le duc est-il aimé de ses peuples ?
– Je n’en suis pas certaine. On le craint et, d’ailleurs, il a dit un jour aux Flamands : « Je préfère votre haine à votre mépris. » Mais il dédaigne ce qui est bourgeois ou populaire. En outre, il peut être d’une impitoyable cruauté. Les gens de Dinant et les Liégeois dont il a rasé les villes en savent quelque chose, ceux tout au moins qui sont encore vivants pour s’en souvenir...
Sur leur tourelle, Jacquemart et sa femme sonnèrent quatre coups et dame Symonne se leva aussitôt.
– Vous ne partez pas déjà ? s’exclama Fiora.
– Si, il est tard et j’ai à faire... Alors, vraiment, vous tenez à rester ici, à contempler les eaux du Suzon et cette maison aux volets clos ?
– Elle est un peu mélancolique, sans doute...
– Dites qu’elle est sinistre. Et autrefois elle paraissait si charmante et si gaie ! Le jardin en été semblait un bouquet de fleurs. La maîtresse en était une lingère de la duchesse Marguerite de Bavière, grand-mère de notre duc, et elle adorait toutes les plantes. Il en poussait le long de tous ses murs...
– On dit que le maître en est absent ?
– Qu’il soit là ou non ne change rien. Si mes bavardages ne vous fatiguent pas, je vous en parlerai à ma prochaine visite. Mais c’est un assez vilain oiseau...
Tout en parlant, dame Symonne s’était approchée de la fenêtre pour jeter un regard machinal à la maison en question et, soudain, son œil s’anima :
-Vous allez pouvoir en juger par vous-même, ma chère, car le voilà qui rentre.
Fiora jaillit de ses coussins avec une vivacité qui eût sans doute surpris sa visiteuse si le regard de celle-ci n’avait été retenu ailleurs. Un homme, en effet, descendait péniblement d’une belle mule devant la porte de la maison d’où venait de surgir l’un des valets.
S’efforçant de rester à l’abri du meneau qui partageait la fenêtre, Fiora dévora des yeux le nouveau venu avec une haine dont la violence la surprit. C’était un vieillard maigre qui semblait courbé par le poids du riche manteau ourlé de fourrure qu’il portait en dépit de la chaleur. Entre les cheveux gris et ternes qui pendaient de l’épais chaperon de velours, la jeune femme aperçut un long visage couleur de vieil ivoire, un nez pointu, une barbe clairsemée mais ne put voir les yeux sous le bourrelet proéminent des sourcils broussailleux...
– Dieu qu’il est laid ! fit-elle, sincère.
– L’âme n’est pas plus belle, croyez-moi !
– Et... il vit seul dans cette maison ?
– Avec deux valets, deux frères qui ressemblent davantage à des reîtres qu’à d’honnêtes serviteurs.
– Aucune femme ? Pourtant, on m’a soutenu avoir, un soir, entendu des plaintes et des gémissements... Dame Symonne se mit à rire :
– Ça, c’est du Chrétiennotte tout pur ! Elle est persuadée que la maison du Hamel est hantée et raconte son histoire à qui veut bien l’entendre. Mais, vous savez, elle est comme beaucoup de filles de la campagne et voit du merveilleux partout...
– Elle se dit, en effet, persuadée qu’un fantôme est attaché à cette triste maison... Celui de...
– La malheureuse qui a jadis été mariée à ce triste personnage ? dit dame Symonne qui ne riait plus. Après tout, c’est peut-être vrai, car elle aurait toutes les raisons pour cela... Mais assez parlé ! Le marguillier de Notre Dame doit déjà m’attendre pour parler de la procession de dimanche. Je vous souhaite le bonsoir !
Elle s’éclipsa dans un grand bruit de soie froissée, laissant après elle une agréable odeur d’iris. La rue du Lacet était vide à présent. Du Hamel, sa mule et son valet avaient disparu. Fiora retourna s’asseoir dans ses coussins et resta là un long moment à réfléchir, le menton dans sa main. L’heure d’agir n’allait plus tarder...
CHAPITRE III
MARGUERITE
Minuit venait de sonner et le cœur de Fiora battait lourdement dans sa poitrine, lui donnant parfois l’impression d’étouffer. La chaleur avait sévi toute la journée sans que le crépuscule annonçât de fraîcheur. La nuit était pesante, orageuse, opaque, mais le roulement lointain du tonnerre laissait prévoir de la pluie avant l’aube. Fiora espérait néanmoins que la tempête ne viendrait pas trop tôt : ces ténèbres vaguement menaçantes lui convenaient tout à fait pour accomplir ce qu’elle avait décidé : l’heure était venue pour Regnault du Hamel, d’expier ses forfaits...
Debout devant le miroir que dame Symonne avait fait installer dans sa chambre, Fiora se regardait et ne se reconnaissait pas : ce pâle visage blanchi à l’aide d’une pâte, ces cheveux blonds qu’un barbier avait procurés à Démétrios ! ... Seul lui était familier le petit hennin de dentelle taché de sang que Léonarde avait réussi à sauver, avec quelques objets précieux, du désastre du palais Beltrami et qu’elle avait épingle, de ses mains tremblantes, sur la tête de « son agneau ». La robe de velours gris moucheté d’or était lourde et pénible à porter par cette température, pourtant Fiora ne transpirait même pas. Cette manifestation humaine lui était refusée comme si l’âme de Marie de Brévailles était entrée en elle pour assumer sa vengeance et l’eût désincarnée. Comme si elle n’était plus qu’une apparence...