– Ce n’est pas une porte qu’il nous faut trouver, dit le Castillan, c’est une trappe... et vous avez les pieds dessus.
En effet, à cet endroit, le dallage cédait la place à des planches épaisses mais il y avait tellement de poussière que Fiora n’avait pas vu la différence. Les muscles solides d’Esteban eurent tôt fait de soulever l’abattant qui révéla un escalier de pierre plongeant dans les entrailles de la maison. Une bouffée d’odeur infecte sauta au visage de Fiora quand elle mit le pied sur la première marche. Démétrios la retint en arrière :
– Laisse-moi passer le premier. Je t’éclairerai...
Il commença à descendre puis tendit une main à Fiora :
– Prends garde ! Les marches sont glissantes. Cela pue l’humidité...
– Mais au moins on n’étouffe pas, déclara Esteban qui suivait. Il fait nettement moins chaud que dans le reste de la maison.
Au bas des marches, ils se trouvèrent dans une sorte de caveau à voûte ronde sur lequel donnaient deux portes faites de vieilles planches vermoulues :
– C’est celle-ci qu’il faut ouvrir, indiqua Fiora. Le soupirail du jardin doit donner de ce côté. Mais nous n’en avons pas la clé...
– Pas besoin de clé pour ouvrir ça ! fit Esteban. Et, d’un magistral coup de pied, il enfonça le battant qui n’était tenu que par une mauvaise serrure. Un gémissement pitoyable fit écho au vacarme qu’il déclencha. La prisonnière devait craindre de nouveaux sévices. Mais Fiora s’était déjà précipitée par l’ouverture en se baissant pour ne pas s’assommer. Ce qu’elle entrevit grâce à la chandelle de Démétrios qui l’avait suivie lui arracha un cri d’horreur : au fond d’une sorte d’in pace où il était impossible de se tenir debout, une femme vêtue d’une robe en loques était étendue sur une litière de paille à demi pourrie. Des bracelets et des chaînes de fer la rattachaient à un gros anneau pendu au mur. Fiora ne vit pas son visage mais une longue, une immense chevelure blonde, sale comme l’étaient les haillons de la malheureuse.
Entendant pénétrer dans son cachot, celle-ci se tourna péniblement, révélant une petite figure maigre qui portait des égratignures et des traces de coups, comme ses membres menus et sans doute tout le reste de son corps. Les larmes aux yeux, Fiora se jeta à genoux près d’elle sans souci de souiller sa robe, cherchant déjà comment lui retirer ses chaînes :
– N’ayez pas peur, dit-elle doucement. Nous venons vous délivrer. Votre bourreau est mort... Dites-nous seulement qui vous êtes.
La prisonnière ouvrit la bouche mais ne réussit à produire que des sons inarticulés en dépit de l’effort pathétique qui fit perler des larmes à ses yeux pâles mais sans couleur définie.
-Mon Dieu ! soupira Fiora. Est-ce qu’elle serait muette ?
– Peut-être, fit Démétrios, mais écarte-toi et laisse-moi faire. N’essayez pas de parler ! ajouta-t-il pour la prisonnière. Nous allons vous emmener d’ici, vous soigner... Nous sommes des amis. Il faudrait briser ces fers ou les ouvrir, ajouta-t-il pour Esteban qui repartit en courant. La clé doit bien en être quelque part...
Le Castillan revint heureusement peu après, tenant la clé qu’il avait retrouvée, avec d’autres, dans la chambre du mort. Les bracelets de fer tombèrent révélant de cruelles ecchymoses.
– Nous allons la ramener chez nous, n’est-ce pas ? pria Fiora qui, d’une geste plein de douceur, avait enveloppé la jeune femme qui ne devait guère avoir plus de quinze ou seize ans – dans le grand voile blanc qu’elle avait porté tout à l’heure.
Pour toute réponse, Esteban se courba, l’enleva dans ses bras et se dirigea vers la porte, sans négliger de se courber pour la franchir. Fiora et Démétrios le suivirent et remontèrent dans la cuisine dont le Grec laissa retomber la trappe. Le bruit s’en confondit avec un violent coup de tonnerre. Cependant Démétrios ouvrait la porte avec précaution pour voir si la rue était vide. Les éclairs qui se succédaient sans interruption montraient qu’il n’y avait pas une âme. Fiora ramassa la mante noire qu’elle avait abandonnée tout à l’heure et s’en couvrit. Ils allaient sortir quand Démétrios se tourna vers Esteban qui ne semblait guère peiner sous son fardeau :
– Donne-la-moi ! fit-il. Toi, tu devrais aller t’assurer que le valet est toujours évanoui...
– C’est sans importance, il est ficelé et n’a rien vu.
– Comme tu voudras... Quant à son frère, après tout, il est inutile de lui restituer la clé. Donne-la-moi. Je vais la jeter dans la rivière...
Comme ils atteignaient le coin de la rue des Forges, la pluie s’abattit sur eux avec une telle violence qu’ils furent instantanément trempés bien qu’ils n’eussent plus que trois pas à faire. Les vannes du ciel s’étaient ouvertes, précipitant des trombes d’eau qui en quelques secondes transformèrent les rues en autant de ruisseaux et gonflèrent le paisible et modeste Suzon à l’importance d’un torrent... Tonnerre et éclairs se succédaient sans interruption et leur vacarme couvrit le bruit, léger il est vrai, de la rentrée du groupe.
Fiora décréta d’emblée que l’on donnerait son lit à l’inconnue mais Démétrios ayant obligeamment décidé de partager le sien avec son « secrétaire », c’est finalement dans la chambre d’Esteban que l’on porta la rescapée auprès de laquelle Léonarde s’empressait déjà. Elle envoya le Castillan faire chauffer de l’eau à la cuisine, pendant qu’aidée de Fiora elle délivrait la malheureuse de ses haillons infects. Le corps qui leur apparut était maigre, couvert de marques pénibles mais plus formé toutefois que ne le pensait Fiora qui, jusque-là, n’avait pas attribué plus de quinze ou seize ans à la prisonnière.
– Elle doit avoir une vingtaine d’années, apprécia Léonarde, qui ajouta, examinant le ventre légèrement gonflé : Je me demande si elle n’est pas enceinte...
– Cela n’aurait rien d’étonnant d’après ce que j’ai perçu par le soupirail, dit Fiora. L’une de ces brutes s’amusait d’elle et peut-être bien les deux...
Démétrios qui était allé prendre chez lui ce dont il pouvait avoir besoin rentra à cet instant mais infirma le diagnostic de Léonarde...
– e ne pense pas. Mais je me demande qui elle peut être et pourquoi ces misérables la tenaient séquestrée ?
L’inconnue ne disait toujours rien. Elle tenait ses yeux fermés et se laissait faire comme si elle n’avait plus la force d’accomplir le moindre geste. Entre les mains de Démétrios qui l’examinait, elle était aussi molle qu’une poupée de chiffons.
– Elle a dû être battue souvent car certaines de ces traces sont anciennes et elle a sans doute manqué de nourriture, mais elle devrait être en assez bonne santé...
– Tu as oublié qu’elle semble muette ? dit Fiora. On lui a peut-être coupé la langue ?
Démétrios s’assura aussitôt qu’il n’en était rien puis déclara que la terreur et les mauvais traitements pouvaient priver quelqu’un de la parole, parfois pour un temps et parfois pour toujours.
– Lorsqu’elle sera en meilleur état, nous tenterons une petite expérience, ajouta-t-il. Pour l’instant c’est trop tôt...
Léonarde et Fiora lavèrent de leur mieux la rescapée avant de lui passer l’une des chemises de Fiora. On enduisit de baume ses poignets que les fers avaient mis à vif et on les banda de fine toile. Puis on s’attaqua au visage que l’on avait gardé pour la fin. On le débarrassa de la crasse et des traces de sang que l’on y voyait mais on ne put estomper les bleus qui dénonçaient les coups reçus.