– Bien. Alors, il est possible que je parvienne à vous la rendre. Si toutefois vous avez confiance en moi et m’obéissez. Je vous assure que je ne cherche que votre bien et que vous n’avez absolument rien à craindre de moi. Je ne vous ferai aucun mal et ne vous toucherai même pas...
– Il faut faire ce qu’il dit, Marguerite, murmura Fiora en lui prenant la main. Il va essayer de découvrir le mal dont vous avez souffert et dont vous souffrez encore...
Au regard apaisé que Marguerite posa sur elle, Fiora comprit qu’elle lui faisait confiance. Démétrios alla souffler l’une après l’autre les bougies du chandelier, ne gardant que celle du chevet qu’il prit dans sa main et éleva un peu au-dessus de la tête posée sur l’oreiller, de façon à ce que Marguerite n’eût qu’à garder ses yeux ouverts pour la voir.
– Il faut fixer attentivement la flamme, dit le médecin avec une ferme douceur. Et il fut obéi : les yeux clairs reflétèrent la lumière dorée et la considérèrent avec un calme absolu. Marguerite lâcha Fiora, croisa ses mains sur sa poitrine et attendit sans manifester la moindre crainte.
– Bien ! approuva Démétrios qui, aussitôt, ordonna : A présent, regardez bien la lumière et ne la quittez surtout pas des yeux... pas des yeux... pas des yeux... pas des yeux...
La voix profonde, incantatoire du Grec entraînait avec elle une sorte de paix, un calme auquel furent sensibles les trois spectateurs. Cependant les paupières de Marguerite frémissaient comme si elles souhaitaient se fermer et que sa volonté seule les retînt.
– Vous avez sommeil, très sommeil... Vos paupières sont si lourdes... Ne luttez pas contre le sommeil qui vous envahit. Laissez-vous aller... dormez, dormez ! Tous vos membres sont détendus, votre corps est infiniment las ; il réclame le repos... Abandonnez-vous à ce repos... Dormez... dormez... dormez ! ...
A présent, les paupières étaient complètement fermées.
Les mains étaient retombées, sans force, le long du corps. La respiration devint régulière. Un instant, le silence régna dans la chambre paisible. Chacun retenait son souffle. Démétrios alors reprit :
– Je sais que vous dormez, Marguerite, mais m’entendez-vous ?
Lentement, celle-ci approuva de la tête...
– Bien... Maintenant votre esprit se trouve libéré de votre corps et les influences mauvaises sont repoussées. Nous allons ensemble remonter dans votre vie jusqu’à votre enfance. Considérez-vous, Marguerite. Vous avez dix ans... Vous parlez alors ?
Des larmes montèrent instantanément aux yeux de la dormeuse. Elle fit signe que oui mais aussitôt eut le réflexe de protéger sa tête contre d’invisibles coups. Fiora serra ses mains l’une contre l’autre si fort que ses ongles lui meurtrirent les paumes...
– Vous étiez une enfant malheureuse et cependant vous parliez. Que s’est-il passé ensuite ? Regardez votre vie de façon à revenir vers le drame où vous avez laissé votre voix. Egrenez les années...
Soudain, le corps de Marguerite commença à s’agiter. Les draps furent rejetés cependant que, de ses deux bras, la dormeuse cherchait à repousser quelque chose qui l’horrifiait. Elle faisait des efforts terribles pour garder ses jambes jointes et, malgré tout, quelque chose les écartait irrésistiblement. Elle pleurait, elle gémissait... et tout ceci était d’une clarté incroyable :
– Dios ! souffla Esteban : elle a été violée...
Puis tout s’apaisa et Marguerite demeura inerte, comme privée de vie. Démétrios lui accorda un moment de repos puis revint vers elle.
– Est-ce au moment de cette affreuse épreuve que vous avez perdu l’usage de la parole ?
Marguerite hocha lentement la tête de droite à gauche.
– Donc c’était après. Souvenez-vous de ce qui s’est passé ensuite. Il faut que vous reveniez à l’instant où votre voix s’est éteinte... Est-ce si douloureux ?
Marguerite, en effet, se tordait à présent sur son lit. Elle tenait ses mains au-dessus d’elle comme si elle soutenait un ventre devenu beaucoup plus gros et elle poussait d’affreux gémissements.
– On dirait, fit Léonarde d’une voix blanche, qu’elle est en train d’accoucher ? ...
Et, se laissant tomber à genoux, elle se mit à prier...
– Ne pourrait-on pas, murmura Fiora, l’empêcher de revivre toute cette souffrance ?
Démétrios posa ses mains sur celles de la jeune femme en appuyant doucement...
– A présent, dit-il, l’enfant est né... vous êtes délivrée. Instantanément, Marguerite s’apaisa. Un sourire émerveillé illumina son visage. On put la voir tendre ses mains vers un bébé imaginaire, le prendre contre sa poitrine, le bercer doucement, l’embrasser. Ce bonheur serein, étendu sur ce petit visage émacié, avait quelque chose de poignant... Mais, soudain, ce fut le drame. Épouvantés, les spectateurs virent Marguerite serrer ses bras contre sa poitrine avec une expression terrifiée et farouche tout à la fois, comme si une affreuse menace s’abattait sur elle. On la vit lutter de son mieux mais elle était sans doute vaincue d’avance. Et tout à coup, elle cria d’une voix enrouée, comme rouillée :
– Mon fils ! Rendez-moi mon fils ! ... Vous ne pouvez pas le prendre ! C’est mon enfant... ayez pitié !
Elle ouvrait la bouche pour pousser un cri qui aurait dû être inhumain, mais déjà Démétrios avait imposé ses mains sur la tête de la malheureuse et ordonnait :
– Ne criez pas, Marguerite ! Tout est fini... Ne pensez plus à cet instant où vous avez atteint le sommet de la souffrance humaine. Vous n’avez pas eu ce cri... Vous pouvez encore parler... N’est-ce pas que vous pouvez encore parler ?
Encore haletante et couverte de sueur, la jeune femme ressemblait à une naufragée qui vient d’atteindre une plage après une lutte épuisante. Fiora voulut la prendre dans ses bras mais, d’un geste, Démétrios la cloua sur place...
– Répondez-moi, Marguerite ! Pouvez-vous parler, Dites : Je le peux...
– Je... le peux...
La voix était faible, rocailleuse, mais cependant nette.
– C’est bien, dit Démétrios. A présent, reposez-vous ! Vous avez fourni un effort terrible mais le mal est vaincu... Dans un instant je vais vous réveiller. Vous ne vous souviendrez plus d’avoir revécu ce martyre et vous pourrez maintenant parler tout à votre aise à ceux qui vous entourent et qui vous aiment. Vous m’avez entendu ?
– Oui... j’ai entendu.
– Alors, je vais donc vous rappeler parmi nous. Vous vous éveillerez quand je prononcerai votre nom. Attention ! Marguerite, ouvrez les yeux !
Et les yeux s’ouvrirent en effet sur un regard un peu égaré qui se tourna d’abord vers le visage attentif du médecin puis ceux émerveillés de Fiora et de Léonarde que la lumière jaune découpait sur l’obscurité de la chambre. Un peu plus loin, Esteban, d’une main qui tremblait, rallumait le chandelier. Fiora s’approcha de Marguerite et l’embrassa :
– Vous êtes guérie, mon amie. Votre voix est revenue.
– Ma voix ? ... C’est vrai... Oh ! que s’est-il passé ? Il me semble que je viens de faire un rêve... un rêve effrayant...
– Ce n’était qu’un rêve mais les forces maudites qui tenaient votre voix prisonnière ont été vaincues. Désormais vous êtes et serez comme tout le monde et nous pourrons parler ensemble !
Esteban qui s’était absenté un instant revint avec un pot et des gobelets.
– Après ce que nous venons de vivre, je pense que nous avons tous grand besoin d’un peu de vin. Vous êtes aussi exténué que votre patiente...
S’étant laissé tomber sur une bancelle auprès du lit, Démétrios en vérité semblait infiniment las, et son visage était d’une pâleur de cire. Aussi accepta-t-il volontiers le gobelet que lui tendait son serviteur et le but lentement, presque voluptueusement. Léonarde s’empressait auprès de Marguerite pour changer sa chemise trempée car elle ne demandait qu’à dormir, Fiora s’approcha de son vieil ami :