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Laissant les montures à la garde d’Esteban, Léonarde guida sa compagne et le médecin grec vers le fond de la place où coulait un ruisseau, le Suzon, près duquel s’élevait le moulin des Carmes. Une maison apparut sur l’arrière de ce dernier, appuyée au rempart et sans qu’aucune autre lui fît face ou se tînt à ses côtés ; une maison solide et solitaire dont la porte rouge était peinte de neuf. Un guichet grillagé permettait aux habitants de reconnaître le visiteur avant de lui ouvrir.

A l’appel du marteau de fer, un visage barbu apparut derrière les minces barreaux :

– Que voulez-vous ? fit une voix sèche.

– Etes-vous le bourreau de cette ville ? demanda Fiora, je voudrais vous parler.

– Qui êtes-vous ?

– Une voyageuse, une étrangère et mon nom ne vous dirait rien. Mais je paierai si vous répondez à mes questions.

– Chez moi, on paie plus volontiers pour que je n’en pose pas.

Le guichet se referma mais la porte s’ouvrit. Un homme vêtu de cuir et qui devait être d’une force peu commune se montra. Il pouvait avoir quarante ans mais, de sa figure envahie par des moustaches et une barbe brune, on ne distinguait qu’un nez court et des yeux sombres profondément enfoncés sous d’épais sourcils qui se rejoignaient. Il tenait un livre à la main.

Sans prier ses visiteurs d’entrer plus avant que le couloir sur lequel ouvrait sa porte, le bourreau croisa les bras

– Ecoutons vos questions en attendant de voir votre argent.

– Je voudrais vous parler de votre devancier, maître...

– Arny Signart, souffla Léonarde.

– Maître Signart n’est pas mon devancier. Celui-là se nommait Jean Larmite et, avant lui, c’était Etienne Poisson. Et moi, je suis Jehan du Poix. Il y a dix ans que Signart a reposé l’épée de justice. Après trente-cinq ans de service !

– Il est mort ?

– Pas encore que je sache mais il est fort âgé...

– Sauriez-vous me dire où je peux le trouver ? s’enquit Fiora en portant la main à l’escarcelle retenue par une châtelaine à sa ceinture.

Les yeux de l’homme suivirent son geste avec intérêt :

– Il avait amassé quelque bien qui lui a permis d’acheter un petit clos, hors les murs, près du prieuré de Larrey. On dit qu’il s’entend avec les moines qui seront ses héritiers... Si vous voulez le voir, c’est là que vous le trouverez... à moins qu’il ne soit mort dans la nuit.

– Ce qu’à Dieu ne plaise ! Merci de m’avoir répondu... Elle tendit trois pièces d’argent et il avança la main pour les recevoir sans quitter des yeux cette jeune femme vêtue de fin drap gris dont le visage se dissimulait derrière le voile qui couvrait sa tête. Mais elle semblait belle et, d’après son allure, on pouvait supposer qu’elle était une noble dame. Il s’attendait à ce qu’elle cherchât des yeux un meuble quelconque pour y déposer cet argent mais, sans hésiter, elle le plaça dans la paume ouverte.

– Vous ne craignez pas de toucher la main d’un bourreau ?

– Pourquoi non ? Vous faites au grand jour et sur ordre ce que d’autres font en secret ou sous le couvert de la nuit. Beaucoup d’entre nous sont des exécuteurs – et nous n’en savons rien... Adieu, Jehan du Poix. Dieu vous garde !

Il ouvrit la porte devant elle et, cette fois, s’inclina quand la jeune femme la franchit :

– S’il peut entendre la prière d’un misérable, c’est vous qu’il gardera, noble dame...

En silence et sans prêter même attention aux yeux ronds d’une commère qui les regardait passer, les trois voyageurs rejoignirent leurs chevaux. Léonarde, qui était entrée chez l’exécuteur avec une certaine répugnance, s’était hâtée de dire une prière dès qu’elle en fut sortie.

Elle l’achevait quand Fiora, un pied sur l’étrier, lui demanda :

– Vous savez, j’imagine, où se trouve ce prieuré ?

– A une demi-lieue environ de la porte d’Ouche. Voulez-vous donc y aller maintenant ?

– Bien sûr. La journée n’est pas encore avancée. Est-ce que cela vous contrarie ?

– Non, mon agneau. Je suis d’ailleurs la seule à pouvoir vous montrer le chemin. Il faut néanmoins nous hâter si nous voulons revenir avant la fermeture des portes.

Hors de la ville, on franchit l’Ouche, une jolie rivière ombragée d’aulnes et de saules. Au bord, des lavandières frappaient leur linge à grands coups de battoirs sans arrêter un seul instant de rire et de bavarder car le temps était beau, doux et incitait à la gaieté. Le long du coteau au sommet duquel se profilaient les bâtiments et la tour d’un vieux couvent, quelques arpents de vigne se chauffaient au soleil...

– Qui pourrait croire, soupira Démétrios, que ce pays est en guerre ? Tout y respire la paix et la prospérité...

Depuis des mois, en effet, le duc Charles de Bourgogne, toujours à la poursuite du rêve qui le hantait de reconstruire l’antique royaume lotharingien en réunissant par de nouvelles terres ses domaines flamands à son duché proprement dit et à la Franche-Comté, assiégeait, près de Cologne, la forte ville de Neuss dont il ne pouvait venir à bout. Et cela indépendamment du fait qu’il avait donné rendez-vous, en ce même été 1475, au roi d’Angleterre Edouard IV pour l’aider à conquérir la France, cette France dont il haïssait le roi, Louis, onzième du nom, et avec laquelle la trêve, conclue depuis trois ans, venait de s’achever sans autre espoir de prorogation. Le Téméraire méritait bien son surnom...

– La guerre est loin, fit Léonarde, et le duc ne peut tirer de ses provinces que ce que lui accordent, en hommes et en argent, les États de Bourgogne pour ce pays-ci, les États de Flandres pour ceux de par-delà... Et il faut, tout de même, bien des bras à cette terre...

– Mais le duc commence à manquer d’or à ce que l’on dit, reprit le Grec avec une sombre joie. Alors qu’il était le prince le plus riche de toute la chrétienté... S’il cherche à contracter des emprunts...

Il se tut brusquement, conscient de ce qu’il était en train de dire. Rappeler les besoins en argent frais du Téméraire au moment où Fiora s’obligeait à ce pénible pèlerinage ne pouvait qu’être douloureux à la jeune femme. C’était ramener à la surface le souvenir cuisant de l’étrange mariage conclu en trois jours, l’hiver précédent, entre l’héritière du riche Francesco Beltrami et le comte Philippe de Selongey, l’ambassadeur envoyé par le Téméraire auprès de Lorenzo de Médicis pour tenter de négocier un emprunt. Emprunt que le Magnifique avait refusé par fidélité à son alliance avec le roi de France. La dot royale de Fiora avait alors rejoint les coffres du duc de Bourgogne cependant que sa vie d’épousée se réduisait à la seule nuit de noces. Et puis Philippe s’en était reparti, à l’aube, pour aller se faire tuer, ayant, pensait-il, souillé son nom par cette union avec l’enfant de l’inceste. Fiora qui l’aimait avait beaucoup pleuré mais, à présent, il était difficile de deviner quels étaient au juste ses sentiments envers son fugitif époux. L’aimait-elle encore ou l’avait-elle ajouté au nombre de ceux dont elle entendait se venger ? Il est vrai que Selongey avait reparu discrètement à Florence au moment où s’écroulait la fortune des Beltrami, mais qu’il en était reparti encore plus vite sans chercher à savoir ce qu’était devenue sa jeune femme. Voulait-il la revoir ou bien tenter de procurer à son maître de nouveaux subsides ?

Conscient du silence qui avait suivi ses derniers mots, Démétrios, après un bref coup d’œil à Fiora qui chevauchait, impavide, à son côté, reprit la parole mais se contenta de vanter le charme du paysage et la beauté opulente de cette ville de Dijon où les ducs de Bourgogne avaient accumulé œuvres d’art et bâtiments prestigieux. Telle cette Sainte-Chapelle couronnée d’or où se tenaient les grands chapitres de la Toison d’or, l’ordre de chevalerie fondé par le père du Téméraire et dont Selongey était honoré.