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– Tu as accompli un miracle, Démétrios... D’où tires-tu cette étonnante puissance que je t’ai déjà vu employer par deux fois, sur la Virago et sur cette misérable Hieronyma ? Tu les endormais pour leur donner des ordres mais, cette fois, tu as obtenu que Marguerite retrouve la parole...

– Elle l’avait perdue à la suite d’un terrible choc. Il fallait donc lui faire revivre cette épreuve. Par l’effet de ma volonté, j’y suis parvenu, mais j’admets volontiers que je suis épuisé...

-N’était-ce pas dangereux... pour elle ? Le médecin leva vers Fiora ses yeux sombres que de larges cernes bleus marquaient durement puis il soupira :

– Si. Elle pouvait en mourir.

– Et tu l’as fait tout de même ?

– Pourquoi pas ? fit-il rudement. Qu’avait-elle à perdre ? Sa vie est à jamais brisée. On ne saurait la guérir de tout ce qu’elle a subi durant des années ! Elle peut parler à présent et, dans peu de jours, elle sera sur pied. Mais pour quel avenir ? Penses-tu te charger d’elle ?

– Toi qui peux lever le voile qui nous cache les temps futurs, pourrais-tu m’aider à répondre à cette question ?

– Non... non, je n’ai rien vu. Sans doute ne m’intéresse-t-elle pas assez ? N’oublie pas que nous avons une tâche importante à accomplir ensemble...

– Je n’oublie pas, lui accorda Fiora. Quant à Marguerite, si elle est vraiment ma sœur...

– Rien ne l’assure, qu’une vague ressemblance... fit Démétrios avec agacement.

– Si vague... qu’elle vous a néanmoins frappés, Léonarde et toi ! Si, donc, elle est vraiment la fille de ma mère

– si tu préfères cette formule – je crois que j’ai quelque idée de ce que nous pourrions en faire...

– Ne pourriez-vous parler moins fort ? reprocha Léonarde qui était en train de clore les courtines autour du lit de Marguerite. D’ailleurs, il serait peut-être temps d’aller dormir, nous aussi ?

Démétrios se leva et s’étira puis, avec un soupir, alla vers la porte suivi de Fiora, silencieuse. Parvenu dans le couloir qui desservait les chambres, ils marchèrent lentement jusqu’à celle de la jeune femme.

– Ne me diras-tu pas à quoi tu penses ? demanda le Grec.

– Je pense, répondit Fiora, que nous quitterons bientôt cette maison. Nous n’avons plus rien à y faire...

– Et pour aller où ? Rejoindrons-nous le roi Louis ?

– Pas encore, s’il te plaît ! Je n’oublie pas ce que nous a raconté Christophe. Il y a encore, non loin d’ici, une femme qui gravit elle aussi un calvaire par la faute de son époux. Regnault du Hamel a payé sa dette, mais nous devons examiner à présent celle de Pierre de Brévailles... Et peut-être qu’en la lui réclamant, je réussirai à procurer un peu de bonheur à deux êtres qui en ont le plus urgent besoin...

Et, sans vouloir s’expliquer davantage, Fiora posa un baiser furtif sur la joue barbue de Démétrios, puis disparut dans sa chambre dont la porte se referma, sans bruit.

Ce soir-là, Fiora, toutes lumières éteintes, demeura longuement accoudée à sa fenêtre, contemplant cette ville qu’elle habitait depuis un certain temps déjà, mais qu’elle allait devoir quitter et qu’elle ne connaîtrait peut-être jamais mieux. La nuit d’été était chaude, sans excès, le ciel pur, plein d’étoiles – et aucun nuage annonciateur d’orage n’en troublait l’immensité bleue : un ciel presque florentin... Négligeant la maison muette et désormais silencieuse où sa vengeance s’était accomplie dans de si étranges circonstances, elle laissa son regard suivre le mince ruban moiré du Suzon qui plongeait sous la rue Musette pour reparaître au chevet de l’église des Jacobins. La petite rivière entrait dans la ville par le nord et c’était au nord que se trouvait Selongey, le domaine de Philippe...

Elle s’accorda le loisir de penser à lui, – ce qu’elle s’était refusé le plus souvent jusqu’à présent pour ne pas se laisser distraire de ses projets – mais la mort de du Hamel avait rapproché le temps où, enfin, elle pourrait aller vers lui pour tenter de connaître la vérité de son cœur. Etait-ce par amour pour elle et pour la revoir qu’il était venu secrètement à Florence et en avait parcouru les rues sous un déguisement ? Ou bien souhaitait-il seulement chercher, auprès de Francesco Beltrami, une nouvelle aide financière pour les guerres de son maître ? ... Léonarde penchait pour la première hypothèse que partageait le cœur de Fiora, mais la jeune femme s’avouait qu’en fait elle ne connaissait pas son époux et qu’elle ignorait tout de ses pensées et de ses réactions. Un coureur de jupons ? C’était le portrait hâtif tracé par dame Symonne, un coureur qui ne devait pas avoir besoin de beaucoup courir pour attraper sa chance. S’il était à ce point entouré et couvert de femmes, quelle place elle-même pouvait-elle espérer tenir dans un cœur ainsi assiégé ?

Pourtant, devant Dieu et devant la loi florentine – à défaut de celle des hommes – devant l’amour aussi, elle était bien réellement sa femme, et le lourd anneau d’or aux armes des Selongey pendait toujours entre ses seins, au bout de sa chaîne d’or. Fiora tira sur le mince lien précieux pour prendre la bague dans sa main. Elle était pesante, chaude de sa propre chaleur, presque vivante... Fiora la baisa comme elle eût baisé la bouche de Philippe...

Où était-il à cette heure ? Quelque part en Luxembourg où le gros de l’armée se réunissait dans l’intention d’occuper la Lorraine ? A Bruges, où l’on disait que le duc Charles réunissait les États de Flandres pour en obtenir une aide de guerre en hommes et en argent ? Quoi qu’il en soit, il n’était pas, il ne pouvait pas être à Selongey où, cependant, Fiora savait bien qu’aucune force humaine ne l’empêcherait de se rendre une fois qu’elle en aurait fini avec ceux de Brévailles...

En les évoquant, sa pensée revint tout naturellement à Marguerite et s’interrogea : qu’éprouvait-elle au juste pour cette demi-sœur tombée du ciel ou, plutôt, remontée des Enfers ? De la pitié, bien sûr, et aussi de la sympathie, toute la compassion du monde, mais, à vrai dire, cela n’allait pas beaucoup plus loin. La voix du sang ne s’était pas encore manifestée alors qu’elle avait plaidé hautement, spontanément, en faveur de Christophe.

Honnête avec elle-même, Fiora se reprocha cette tiédeur qui venait peut-être du fait qu’il avait été impossible, jusque-là, de communiquer réellement avec la prisonnière libérée. Etait-ce à cause de ce long nez pointu signant son unique ressemblance avec un père qui n’en méritait pas le titre ? De toute façon, qu’elle l’aimât ou non était de peu d’importance : elle n’était pas destinée à vivre avec Marguerite, et, à cela au moins, Fiora était bien déterminée.

Aux approches de l’aube vint la fraîcheur. Otant ses vêtements, la jeune femme alla s’étendre sur son lit pour se laisser baigner par elle. Sa tête était un peu lourde, d’avoir sans doute respiré trop longtemps l’odeur délicieuse d’un tilleul qui s’épanouissait dans un jardin voisin. Elle découvrait que cette terre de Bourgogne pouvait être enivrante et qu’il devrait être doux d’y vivre à la condition d’être deux...

Un instant, Fiora caressa l’idée d’aller s’installer à Selongey pour y attendre patiemment le retour de Philippe. L’expression de son visage au moment où il la reverrait répondrait sans doute à toutes ses questions. Mais comment subsister là-bas ? Comment y arriver aussi démunie qu’une pauvresse, elle que Philippe avait connue si riche ? Démétrios n’était pas seul à se tourmenter pour les jours à venir. L’or du Magnifique fondait à vue d’œil. Bientôt s’imposerait une visite rue des Lombards, à Paris, au comptoir qu’Agnolo Nardi tenait pour son frère de lait et où, si Lorenzo de Médicis n’avait pas trompé Fiora, des fonds seraient déposés à son nom. Et puis, il y avait le serment qui la liait à Démétrios, ce serment qu’ils avaient sacralisé en mêlant leur sang. Fiora pouvait d’autant moins le transgresser qu’elle jalousait et haïssait le Téméraire presque autant que l’ancien médecin de Byzance. Seule, sa mort pourrait libérer Philippe du sortilège qui le retenait captif et, peut-être, le ramener à Fiora... s’il ne s’était pas fait tuer avant pour la plus grande gloire de son prince ! Mais elle chassa cette idée funeste. Si Philippe ne respirait plus quelque part sous le ciel, un pressentiment l’en aurait avertie. Elle aurait senti qu’une partie d’elle-même avait cessé de vivre...