– C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux, fit celui-ci. Profitons-en !
Tandis que deux solides servantes maintenaient Léonarde aux épaules et qu’Esteban se couchait pratiquement sur le milieu de son corps, Démétrios après avoir nettoyé la blessure étira longuement, fermement, la jambe blessée jusqu’à ce que l’os ait repris sa place... Après quoi, avec les attelles et de longues bandes de toile fine qu’il trempait dans de la farine étendue d’eau, il confectionna un appareil qui maintint fermement le membre lésé, au bout duquel il attacha une grosse pierre après que l’infortunée Léonarde eut été ramenée dans son lit. Pendant toute l’opération, la pauvre femme s’était réveillée et réévanouie par deux fois mais, quand tout fut fini, elle s’endormit d’un profond sommeil après avoir absorbé une nouvelle dose d’opiat...
– Vous ne pouvez continuer à partager ce lit, dit Agnelle à Fiora. Je vais en faire monter un autre...
– Donnez-lui ma chambre, fit Démétrios. Je dormirai à l’écurie avec mon serviteur. Pour une nuit...
– Tu penses partir tout de même ? s’enquit Fiora alarmée à l’idée de se séparer de ce solide compagnon...
– Si la nuit a été bonne, je n’aurai aucune raison de rester. Il faudra laisser la nature faire son ouvrage comme elle l’entend.
– Et elle mettra combien de temps à le faire, cet ouvrage ?
– Six semaines environ. Mais rassure-toi, ajouta-t-il en voyant s’allonger le fin visage, je reviendrai avant. Dès que j’aurai soigné le roi, il me laissera sans doute m’éloigner.
– N’y comptez pas trop ! lança Agnolo qui revenait de chez un client à cet instant. Si vous plaisez à notre sire, il ne vous lâchera pas si facilement...
– Je lui expliquerai. Mais, à ce propos, maître Agnolo, vous me semblez bien au fait des habitudes comme de la politique du roi ?
– ... et vous êtes surpris, n’est-ce pas, qu’un simple marchand, étranger de surcroît, vous tienne des discours qu’on attendrait plutôt d’un proche du monarque ?
– Cela ne m’étonnerait pas outre mesure à Florence où chacun se mêle plus ou moins des affaires de l’Etat mais dans un royaume qui semble gouverné de main de maître...
– Et qui l’est, soyez-en certain. Mais faisons donc quelques pas au jardin, nous y serons au calme et ce sera plus agréable...
En passant auprès de la cuisine, le négociant ordonna à une servante de leur porter du vin frais sous la tonnelle d’aristoloche et de chèvrefeuille qui était l’un des attraits du jardin, l’autre étant les massifs de rosiers auxquels Florent prodiguait des soins de père. Il était justement occupé à couper des fleurs fanées quand les deux hommes pénétrèrent sur son territoire.
– Je vais finir par t’envoyer à mon clos de Suresnes, soupira Nardi. Tu passes dans ce jardin bien plus de temps que devant ton pupitre...
– Cela tient, messire, à ce que j’aime à m’occuper de fleurs beaucoup plus que d’écritures...
– Et que dira ton père ? Il ne t’a pas placé chez moi pour que tu deviennes mon jardinier...
– J’en apprends bien assez pendant la mauvaise saison. Et je suis tellement plus heureux comme cela...
D’un geste affectueux, Agnolo ébouriffa les cheveux du garçon qui n’étaient déjà pas tellement disciplinés :
– Nous verrons cela plus tard. Pour l’instant, fais-moi la grâce d’aller travailler un peu à tes devoirs. Nous avons à parler, ce seigneur et moi.
Florent obéit sur-le-champ et les deux hommes commencèrent à marcher lentement le long des allées sablées où ne se hasardait pas à pousser la moindre mauvaise herbe...
– Contrairement à son père, le défunt roi Charles VII dont Dieu ait l’âme, notre sire Louis fait sa compagnie la plus habituelle et une partie de son conseil de gens comme moi, bourgeois qui sont à même de lui donner l’image véridique de ce que sont les affaires commerciales du pays et de ce qui se passe dans nos villes. Je suis l’un des premiers parmi les marchands étrangers résidant à Paris. J’ai hérité aussi quelque peu de l’amitié que le roi portait à notre pauvre Francesco Beltrami. Il le connaissait bien et il est arrivé que, sur le plan de la banque, Beltrami rendît service au roi de France, en proportions plus modestes que les Médicis, sans doute, mais il n’a jamais eu à le regretter. Moi non plus.
Le vin arrivait, porté par Jeanneton, la plus jeune des servantes de la maison. Elle en emplit deux gobelets qu’elle offrit à chacun des deux hommes puis disparut. La chaleur commençait à se faire sentir et des abeilles bourdonnaient dans le chèvrefeuille. Mais sous la tonnelle il faisait plus frais... Agnolo but une bonne rasade, s’essuya la bouche à la serviette posée sur le plateau et reprit :
– Je n’ai jamais été élevé au rang de conseiller comme mon compère Jean de Paris, mais il est arrivé que l’on me confie quelques missions en accord avec les déplacements qu’implique mon négoce. En outre, j’ai eu l’honneur d’accompagner messire Louis de Marrazin et mon ami Jean de Paris quand, l’an passé, ils se sont rendus auprès de Mgr le duc René II de Lorraine pour rétablir avec lui l’ancien traité d’amitié que le duc de Bourgogne l’avait obligé à rompre... -Obligé ? Comment cela ?
– Le duc René est jeune – vingt-quatre ans – et très inexpérimenté. Le Téméraire le nomme dédaigneusement « l’enfant », mais c’est un prince aimable et plein de courage qui n’était d’ailleurs pas destiné à régner sur la Lorraine. Seule la mort prématurée de son cousin, le duc Nicolas, il y a trois ans, lui a octroyé la couronne et le roi Louis a tout de suite signé avec lui un traité d’amitié que le Téméraire, il va de soi, n’a pas pu supporter...
– Quels moyens a-t-il employés pour obliger le jeune duc à renier son alliance ?
– Oh, c’était assez facile avec un garçon droit et honnête. Ferry de Vaudémont, son père, et même Yolande d’Anjou, sa mère, devaient beaucoup au duc Philippe, père du Téméraire. Charles a rappelé à René les vieilles créances et René s’est laissé circonvenir. Mais il s’est vite aperçu de ce que pesait l’alliance du grand duc d’Occident. Il a dû laisser à son dangereux allié quatre de ses villes : Épinal, Darney, Preny et Neufchâteau, avec pouvoir d’y tenir garnison et de nommer les gouverneurs. C’était mettre la Lorraine sous la poigne du Bourguignon – et Dieu sait s’il l’a rude ! Les cités gagées en ont crié vers le ciel sans pouvoir se libérer. Quand, après le siège de Neuss dont le Téméraire n’est pas venu à bout, ses troupes ont marché sur le Luxembourg et sur Thionville, le duc René a fait alliance avec les cantons suisses qui avaient, eux aussi, à se plaindre et qui, avec les Alsaciens, tout juste libérés du Landvogt Pierre de Hagenbach, favori du Téméraire, sont entrés dans la Comté Franche. René II était mûr à point pour tomber dans les mains du roi Louis et nul ne s’entend mieux que celui-ci à cueillir les fruits soignés par d’autres...
– Je vois. Que va-t-il se passer à présent ?
– Cela, je n’en sais rien. Vous en apprendrez peut-être davantage au camp de Compiègne ?
– J’espérais que vous me conduiriez. Vous seriez, pour l’étranger que je suis, une bonne introduction...
– Vous n’en avez nul besoin. Quant au chemin, je vous donnerai demain le jeune Florent. Il connaît parfaitement la région et vous mènera à bon port. Je dois, quant à moi, rester ici car demain, à la Maison aux Piliers, messire Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, réunit les chefs de corporations et les principaux bourgeois pour délibérer de l’aide qu’ils pourraient apporter au cas où notre cité serait assiégée...