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– Un conseil de guerre ? La situation serait-elle plus grave que vous ne l’avez laissé entendre ?

– En aucune façon et je ne vous ai rien caché, de ce que je sais tout au moins, mais un vieil axiome latin enseigne : Si vis pacem para bellum — Si tu veux la paix, prépare la guerre. C’est exactement ce que nous allons faire.

Agnolo Nardi et Démétrios devisèrent encore de longues minutes sous la tonnelle du jardin, tout en dégustant leur vin. C’était l’un de ces instants précieux où les hommes venus d’horizons différents s’entendent et se comprennent et où l’existence paraît plus précieuse. Tout était calme dans la maison de la rue des Lombards. Agnelle aidée de Fiora rangeait les pièces d’une lessive nouvellement repassée, Léonarde dormait, toute douleur ensevelie dans le sommeil. Esteban en faisait autant sur la paille de l’écurie et, dans les bureaux du négociant, chacun vaquait à sa besogne : les plumes d’oie grinçaient presque en mesure sur les grands livres reliés de parchemin. Seul, Florent rêvait. Assis sur une marche de l’escalier, il regardait Fiora qui, tout en bavardant, passait à son hôtesse les piles de nappes et de serviettes que celle-ci serrait dans les coffres de la grande salle. Vêtue d’une simple robe de lin blanc bordée d’une mince guirlande de feuilles vertes que Chrétiennotte lui avait confectionnée à

Dijon, la masse lustrée de ses cheveux noirs tordue en une simple natte retombant sur une épaule, elle ressemblait plus que jamais à la princesse de quelque fabliau et le jeune homme la dévorait des yeux. Sans d’ailleurs qu’elle s’en aperçût. Ce fut Agnelle qui remarqua le regard gourmand du garçon et s’en montra irritée :

– N’as-tu rien d’autre à faire qu’à rester assis à bâiller aux corneilles ? Je te croyais au jardin ?

Florent se releva avec une mauvaise volonté évidente et grogna.

– Maître Agnolo y est avec le grand homme noir et m’a signifié de rentrer.

– Sans nul doute avec l’idée de t’envoyer travailler ! Va te laver les mains et te coiffer et puis retourne à ton pupitre. Je commence à regretter de t’avoir confié le jardin...

Florent partit en direction de la cuisine, se tordant le cou pour voir un peu plus longtemps celle qu’il nommait intérieurement sa « belle dame ». Agnelle hocha la tète, haussa les épaules avec un brin de commisération et revint à sa tâche :

– Ce garçon est assotté de vous, ma mie. J’ai bien peur qu’il ne soit plus bon à rien.

– Il m’oubliera dès qu’il ne me verra plus ! Malheureusement la jambe de ma bonne Léonarde va me retenir ici encore quelque temps et nous n’avons pas fini de vous encombrer.

– M’encombrer ? Doux Jésus ! C’est un vrai plaisir de vous avoir et je suis ravie de pouvoir profiter plus longtemps, de votre présence. Sans cet accident déplorable, vous partiez ce matin, n’est-ce pas ?

– Oui. Messire Lascaris m’est très proche et nous ne nous séparons jamais. Il a pris pour ainsi dire la place de mon cher père dont le souvenir ne me quitte pas.

– Assurément, mais ne serait-ce pas plutôt à un époux de combler ce vide ? Si jeune, si belle, vous n’êtes pas faite pour courir les grands chemins. Quelque seigneur saura bien, un jour, conquérir votre cœur ? ...

– Je ne le crois pas et d’ailleurs je ne le souhaite nullement. L’amour cause plus de blessures qu’il n’apporte de joie. Demandez à ce jeune Florent.

– J’ai grande envie de l’expédier à Suresnes pour lui changer les idées. J’en parlerai ce soir à mon époux...

Mais elle n’eut pas besoin d’en parler, l’état de Léonarde se révélant tout à fait satisfaisant, Démétrios et Esteban prirent dès le lendemain matin congé de la maison Nardi. Et Florent fut chargé de les conduire à Compiègne.

Non sans regrets ! Quand vint l’heure du départ, le garçon exhibait des yeux rougis par l’insomnie plus encore que par les larmes. En enfourchant sa mule il enveloppa Fiora d’un regard pitoyable... que la jeune femme ne soupçonna même pas, tout occupée qu’elle était à tenter d’analyser ses propres sentiments. Une chose était certaine : elle avait le cœur gros de voir Démétrios partir sans elle. Sans doute parce qu’il allait se rapprocher assez près de ce duc de Bourgogne dont l’empreinte avait pesé si lourdement sur sa vie mais aussi parce que au fil des jours elle s’était attachée plus qu’elle n’aurait cru à cet homme savant, silencieux et peu communicatif qui était survenu à ses côtés à l’instant où elle désespérait le plus de tout secours humain.

L’idée qu’il pût poursuivre seul sa vengeance ne l’effleurait même pas. Elle savait qu’elle entrait pour une certaine part dans les desseins du Grec mais elle n’ignorait pas non plus que le destin prend parfois un malin plaisir à se mettre en travers des projets les mieux conçus, les plus solidement établis. Il fallait espérer que Démétrios reviendrait au plus vite.

Léonarde, pour sa part, était désolée d’être à l’origine de cette séparation mais elle pensait tout de même secrètement que la volonté de Dieu y avait été pour quelque chose : elle le priait si fort de détourner son « agneau » d’un projet homicide qui avait beaucoup de chance de la jeter entre les mains du bourreau.

– Vous auriez dû partir sans moi ! soupirait-elle avec un rien d’hypocrisie...

– Et vous abandonner ici, seule dans une ville et une maison que vous ne connaissez pas ? Si charmants que soient dame Agnelle et son époux, ils n’en sont pas moins des étrangers. Cessez donc de vous tourmenter et songez seulement à guérir ! Où pourriez-vous être mieux soignée qu’ici ?

En fait, Léonarde était surtout vexée d’avoir été blessée en sortant d’une église. D’autant que l’église en question ne lui inspirait pas une confiance absolue. En effet, elle avait pu constater, comme elle l’expliqua tout en rougissant à Fiora, que les filles publiques semblaient se donner rendez-vous autour de Saint-Merri qui était en quelque sorte leur paroisse. Il n’en fallait pas plus pour que la vieille demoiselle en vînt à concevoir les pires soupçons touchant un saint qui tolérait une pareille promiscuité.

Agnelle à qui Fiora conta l’affaire s’en amusa franchement :

– Ce n’est pourtant pas faute, pour les curés de cette pauvre église, d’avoir protesté au cours des siècles avec des fortunes diverses. Mais, que voulez-vous, mesdames les ribaudes forment de nos jours une véritable corporation, reconnue, qui a ses règlements, ses juges, ses statuts, ses privilèges et qui même, pour la fête de sa sainte patronne, sainte Madeleine, qui a lieu le 22 de juillet, a droit de mener procession. Et une belle procession, croyez-moi, avec riches bannières, nuages d’encens et luminaire généreux...

– Mais alors pourquoi Saint-Merri ?

– Simple question de voisinage : deux des neuf rues de Paris où les ribaudes ont droit de tenir commerce, la rue Brisemiche et la Court-Robert, sont contiguës à l’église. Est-ce que cela vous ennuierait d’aller y entendre la sainte messe dimanche ? ajouta-t-elle plus sérieusement.

Fiora faillit répondre qu’elle avait perdu l’habitude de ses devoirs dominicaux mais craignit, par excès de franchise, de froisser son aimable hôtesse. D’autre part, au désagréable souvenir de son passage chez Pippa, elle ressentit un peu de gêne. Que dirait cette douce, claire et généreuse Agnelle, si elle apprenait cet épisode avilissant qui souillait la vie de celle qu’elle traitait comme une jeune sœur ? Aussi Fiora se hâta-t-elle de la rassurer : elle entendrait la messe du dimanche là où il plairait à Agnelle...

Néanmoins, pour être bien certaine de ne pas froisser la pudeur de celle en qui tout dénotait une noble et pure jeune fille, l’épouse d’Agnolo décida que l’on irait ouïr office à Notre-Dame de Paris et Florent, rentré la veille de Compiègne où il avait tout juste pris le temps de déposer Démétrios et Esteban au logis du roi, reçut l’ordre de préparer des mules afin d’accompagner les dames. Avec l’enthousiasme que l’on imagine !