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Le dimanche matin, qui était le 15 août, on se mit en route sous un ciel sans nuages que les hirondelles, rapides et à peine visibles tant elles volaient haut, traversaient comme des flèches noires. Le vacarme des cloches annonçant les offices avait remplacé le tintamarre habituel de la grande cité où, en semaine, on était réveillé, tôt le matin, par le claquement des volets que les marchands rabattaient en ouvrant leurs échoppes et par les cris des garçons d’étuves annonçant que les bains étaient chauds... Pas davantage de ces encombrements rendus inévitables par l’étroitesse et les détours des rues. Les voix fraîches ou puissantes des marchandes de la Halle qui, paniers au bras ou escortées d’un âne, vantaient au chaland le beurre de Vanves, le cresson d’Orléans, les échalotes d’Étampes, l’ail de Gandelu, les oignons de Bourgueil, les œufs de Beauce, les fromages de Brie ou de Champagne, s’étaient tues elles aussi. On ne rencontrait que gens vêtus de leurs plus beaux atours avec lesquels on échangeait un salut ou quelques mots. Certains s’étonnaient de voir Agnelle sans son Agnolo qui, en chrétien scrupuleux, ne manquait jamais l’office du dimanche et il fallut répéter tant de fois que maître Nardi était souffrant que l’on faillit arriver en retard.

– Ne saurait-on vraiment manquer un office religieux sans en donner la raison à toute la ville ? fit Agnelle d’un ton mécontent. Et j’imagine que l’on va par la même occasion se demander pourquoi nous allons à Notre-Dame plutôt qu’à Saint-Merri ?

– Vous voyez bien ! Vous n’auriez rien dû changer pour moi à vos habitudes...

– Mais il m’arrive assez souvent de me rendre à la cathédrale ! C’est si beau ! Et puis c’est aujourd’hui l’Assomption !

Fiora, qui avait refusé d’accompagner Léonarde au jour de leur arrivée dans sa visite de bienvenue, le regretta en pénétrant dans l’immense nef toute rayonnante de centaines de cierges. Il y avait beaucoup de monde autour du maître-autel derrière lequel s’étageaient les châsses et les reliquaires d’or de nombreux saints, mais Agnelle et sa compagne purent trouver place dans les premiers rangs d’une foule que la magie des vitraux jointe à l’éclat du soleil colorait diversement. Et les yeux émerveillés de la Florentine, cependant habitués à la beauté des édifices sacrés, allaient de ces hautes ogives flamboyantes à la grande rosace scintillante au-dessus du portail d’entrée.

Tout le clergé était dans le chœur, en habits rouge et or, entourant le haut siège où avait pris place un hôte de marque : l’aimable cardinal de Bourbon, cousin du roi et primat des Gaules, qui étalait les moires pourpres de sa simarre sous le dais décoré à ses armes sommées d’un chapeau cardinalice. Auprès de sa splendeur, l’évêque de Paris[viii] semblait insignifiant...

– Nous avons de la chance, souffla Agnelle. Son Éminence n’est pas souvent à Paris l’été. C’est la période où elle se rend plus volontiers dans sa ville archiépiscopale de Lyon mais le roi a dû l’envoyer pour rassurer les Parisiens. Il appartient en effet aux deux partis en présence : son frère Pierre de Beaujeu ayant épousé il y a deux ans la fille aînée du roi et, par sa mère Agnès de Bourgogne, il est allié aussi au Téméraire. Ce qui, on le conçoit aisément, ne lui facilite pas toujours la vie...

– Chut ! souffla quelqu’un et Agnelle, confuse, opta de cacher son visage dans ses mains pour s’abîmer dans la prière.

Le cardinal d’ailleurs s’était levé et, de sa voix nonchalante de grand seigneur désabusé, adressait quelques mots au peuple de Paris, l’exhortant à garder confiance dans le Seigneur, dans la sagesse de son souverain et dans la solidité de ses murailles. Il l’assura aussi de ses prières et de son soutien en toutes choses. Après quoi, au milieu d’épais nuages d’encens, la messe commença par le chant du Veni Creator... Mais Fiora ne voyait plus rien : ni l’imposante silhouette de Mgr de Bourbon, ni les aubes de dentelle, ni les chasubles d’or qui se mouvaient dans le léger brouillard montant des encensoirs de bronze. Ce qu’elle voyait, c’était, agenouillée dans l’une des stalles du chapitre, une robe de moine blanche à demi recouverte d’un scapulaire noir, c’était un crâne en forme de dôme dont la peau olivâtre luisait dans la lumière, c’étaient deux grandes mains sèches dissimulant un visage qu’elle redouta d’apercevoir... Son cœur se mit à battre dans sa poitrine en pulsations plus rapides qui lui montaient à la gorge. Elle essaya de se raisonner, de se persuader qu’elle se trompait et que ce qu’elle croyait voir était impossible... Mais, soudain, le moine laissa retomber ses mains et tourna vers l’autel, en pleine lumière, le grand nez, la bouche serrée et les lourdes paupières de Fray Ignacio Ortega...

Une vague nausée souleva l’estomac de la jeune femme dont les yeux se voilèrent un instant mais, au prix d’un violent effort, elle réussit à surmonter son malaise. Si elle en venait à défaillir, le remous qu’elle créerait attirerait sur elle bien des attentions dont, certainement, celle de son ennemi. Elle se contenta de tirer plus bas sur son visage le voile qui recouvrait le joli hennin de soie blanche, cadeau d’Agnelle qu’elle étrennait ce matin.

Naturellement, elle n’entendit rien, ne vit rien de la grand-messe qui se déroulait sous ses yeux. Les admirables voix des chantres ne représentaient rien d’autre pour elle qu’une rumeur d’orage et une seule pensée occupait son esprit : que faisait à Notre-Dame, au cœur de la France, le dominicain espagnol que le pape Sixte IV avait naguère envoyé à Florence pour tenter de saper la puissance des Médicis ? Aux dernières nouvelles qu’elle en avait eues, Fray Ignacio, ses machinations déjouées, avait été reconduit jusqu’à mi-chemin de Rome par les soldats du Magnifique, et, cependant, il était là, à quelques pas de celle qu’il avait si cruellement persécutée. Pourquoi ? Dans quel but ? Etait-ce sa trace à elle qu’il cherchait ?

Fiora secoua la tête comme pour en chasser l’obsédante pensée. Il n’y avait aucune raison pour que le moine sût sa présence à Paris mais, s’il y était venu, on pouvait parier que ce n’était certainement pas pour y accomplir un pèlerinage ou n’importe quelle œuvre pie... Néanmoins, elle frémit quand les yeux de basilic, se tournant vers les fidèles, passèrent sur l’endroit où elle se tenait.

Après que l’Elévation eut courbé toutes les têtes sous le rayonnement de la blanche ostie, Fiora toucha le coude de son amie.

– Ne bougez surtout pas, Agnelle, mais je vais sortir... le plus discrètement que je pourrai... -Vous n’êtes pas bien ?

– Pas très. J’ai besoin d’air. Ce doit être tout cet encens...

– Nous allons sortir ensemble alors ?

– Non... je vous en prie : restez et suivez la fin de l’office. Je vais rejoindre Florent. Je reviendrai si je me sens mieux...

Il fallait, en effet, échapper à tout prix au danger que pouvait lui faire courir la Communion – à laquelle d’ailleurs elle n’était nullement préparée ne s’étant pas confessée depuis des mois. Qu’elle s’approchât de l’autel pour recevoir le sacrement ou qu’elle demeurât à sa place, mais alors en plein isolement, elle risquait de se faire remarquer. Fray Ignacio avait la vue perçante et, de toute façon, on devait lever son voile pour recevoir l’ostie. Mieux valait partir au plus vite...

Profitant de ce que tout le monde était debout, elle se glissa dans la foule en appuyant un mouchoir sur sa bouche comme quelqu’un qui se sent mal et on lui fit place. En franchissant les portes rouges ornées de grandes volutes de fer forgé, elle sentit son cœur se desserrer et aspira à pleins poumons l’air doux du matin. Mais la cohorte de mendiants qui assiégeaient toujours la cathédrale aux grandes cérémonies accourut, et elle eut toutes les peines du monde à s’en débarrasser. Avec gentillesse d’ailleurs car elle gardait le souvenir de Bernardino, le mendiant qui l’avait accueillie une terrible nuit dans un palais inachevé. Elle eut le temps d’un éclair, l’envie de prononcer le mot dont il lui avait dit qu’il était compris de tous ses semblables en pays latins : « Mendici ! » – mais c’était là un mot de passe, une sorte d’appel à l’aide dont elle n’avait pas le droit de jouer.

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viii

C’est seulement sous Louis XIV que Paris devint archevêché. Il dépendait auparavant de l’archevêque de Sens.