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Sa bourse vidée, elle voulut rejoindre Florent qui devait attendre les dames assis auprès de ses mules sur le montoir à chevaux d’un vieil hôtel. Elle l’aperçut en effet mais, tout à coup, une grande joie l’envahit : Florent n’était pas assis mais debout et bavardait avec Esteban.

Elle courut vers le Castillan comme vers un ami perdu que l’on retrouve sans se soucier de perturber l’équilibre de sa coiffure :

– Esteban ! Vous êtes là ? ... Alors Démétrios est revenu ?

– Non, il est resté là-bas. Je suis rentré en escortant un seigneur conseiller du roi qui veut vous parler. Mais que vous arrive-t-il, donna Fiora ? Vous semblez bouleversée...

– Il y a de quoi.

Et, tirant Esteban à part sans prendre garde à la mine assombrie de Florent, elle lui expliqua rapidement ce qui venait de lui arriver. L’écuyer-secrétaire fronça ses épais sourcils :

– Etes-vous persuadée de ne pas vous tromper ?

– Tout à fait sûre, Esteban, n’en doutez pas. C’est lui ! Comment pourrais-je jamais oublier sa figure ? Mais que vient-il faire ici ? Il ne peut pas savoir que nous sommes à Paris ?

– Si vous voulez mon avis, je pense que nous devons être bien éloignés de son esprit mais il n’en est pas moins urgent de savoir ce qu’il trame ici. Je jurerais qu’il s’intéresse à quelqu’un dans ce pays et, tel qu’on le connaît, ce n’est certainement pas par charité chrétienne...

– Que pouvons-nous faire ?

– Vous, rien. Ce vieux démon serait trop content de remettre sa griffe sur vous. Moi, je vais voir. Où est-il placé dans l’église ?

Elle le lui expliqua. Esteban s’élança alors vers la cathédrale mais, sans cesser de courir, se retourna :

– Quand dame Agnelle vous aura rejoints, rentrez à la maison ! Ne m’attendez pas ! ...

Fiora le vit traverser les groupes de mendiants et de bateleurs qui se préparaient pour la sortie de la messe et disparaître. Elle vint rejoindre Florent qui, l’air offensé, fit toute une affaire de vérifier les brides rouge et or des mules, mais la jeune femme était trop soulagée pour y prêter la moindre attention. Elle s’assit sur le montoir à chevaux, remit en place le hennin auquel elle n’était pas habituée et dont les épingles lui tiraient les cheveux, puis sortit son mouchoir pour s’en éventer. Encore plus vexé par tant d’indifférence, Florent marmotta, l’œil sombre :

– Vous ne prêtez vraiment aucune attention à moi, n’est-ce pas ?

– Pourquoi ? Je le devrais ?

– Non... non, vous avez raison. Je ne mérite vraiment pas que vous vous intéressiez à mon sort. Que suis-je pour vous ? Rien... moins que rien... Je mourrais à vos pieds que vous ne m’accorderiez pas même un regard...

La volée de cloches qui annonçait la sortie de la messe couvrit ses paroles. Occupée de ses propres soucis, Fiora les avait à peine perçues. Sans un regard pour le jeune homme qui en grinça des dents, elle se leva pour aller au-devant d’Agnelle dont elle apercevait déjà le voile couleur de miel...

CHAPITRE VI

LE SIRE D’ARGENTON

Les cloches sonnaient toujours à la volée pour la plus grande gloire de la Vierge Marie, quand Agnelle et Fiora pénétrèrent dans la salle où l’on achevait de dresser le couvert. Agnolo, apparemment en excellent état, s’y entretenait avec un visiteur, assis tous deux sur une bancelle garnie de coussins en buvant du vin aux herbes dont la fraîcheur embuait leurs gobelets d’étain. A l’entrée des dames tous deux se levèrent et Fiora vit que l’inconnu était un homme jeune – il n’avait certainement pas trente ans – de taille moyenne mais bien prise dans une hucque violette dont les larges manches dentelées tombaient à la hauteur des genoux, les chausses collantes assorties révélant des jambes élégantes. Une large chaîne d’or pendait sur sa poitrine. Les bottes longues et souples étaient poussiéreuses comme il est naturel après une chevauchée. Sur tout cela s’érigeait un visage aimable aux yeux bleus bien fendus, à la bouche charnue, nettement dessinée et volontiers narquoise, au long nez dont les narines sensibles semblaient animées d’une vie propre : des plis profonds partant des ailes du nez rejoignaient presque les maxillaires. Les cheveux d’un blond foncé, très épais encadraient cette figure qui respirait la finesse et l’intelligence. L’inconnu salua les deux femmes avec une aisance toute seigneuriale, à peine plus appuyée pour Fiora qu’il fixa un instant, sourcils relevés, sans même songer à dissimuler son admiration.

– Donna Fiora Beltrami, je suppose ? fit-il avec un demi-sourire.

Sa voix bien timbrée mais souple et caressante aurait pu être celle d’un chanteur et il était évident que l’inconnu savait en jouer avec charme...

– Vous ne vous trompez pas, messire, dit Agnolo, et voici mon épouse, dame Agnelle. Souffrez que je vous présente à elles : voici, chères dames, le conseiller le plus écouté de notre sire le roi, messire Philippe de Commynes, seigneur d’Argenton qui nous est venu voir tout exprès pour s’entretenir avec donna Fiora.

– A moi ? Et de la part de qui, mon Dieu ?

– Mais... du roi, madonna !

– En vérité ? Qui suis-je pour qu’un aussi grand prince prenne souci de moi ?

Le léger persiflage du ton n’échappa pas au seigneur d’Argenton. Son sourire s’accentua tandis que ses paupières se plissaient légèrement :

– La modestie est une vertu qui convient surtout aux laides. Avec une telle beauté, madonna, c’est au moins du temps perdu et, au pire, de l’hypocrisie. Que notre sire s’intéresse à vous n’a rien d’extraordinaire. D’autant qu’il a gardé le meilleur souvenir de feu votre père. Mais peut-être pourrions-nous parler après le repas ? Pardonnez-moi, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Agnelle, mais je meurs de faim. Je crois que je pourrais manger un cheval...

Le rire de la jeune femme fusa comme un jet d’eau claire :

– Nous n’en avons pas au menu, messire, mais je crois que notre repas, tout modeste qu’il soit, saura satisfaire votre appétit. Holà, petites ! ajouta-t-elle en frappant dans ses mains, que l’on apporte bassins et serviettes et que l’on voie à nous servir promptement !

Comme si elles n’avaient attendu que ce signal, trois jeunes servantes apparurent portant des cuvettes pleines d’une eau parfumée dans lesquelles les convives lavèrent leurs mains qu’ils essuyèrent à des serviettes fines avant de passer à table. Puis, les servantes disparurent pour faire place à des valets portant les pâtes, tourtes, et « chaircuiteries », très renommées car les glands des chênes nourrissaient de nombreux porcs, qui constituaient le premier service. Vinrent ensuite des poissons, carpes et saumons diversement accommodés, puis des volailles, et un quartier de bœuf rôti accompagnés de fenouil, de carottes, de choux et de raifort ; enfin les fromages, les fruits, cerises et prunes, et quelques pâtisseries. Le tout arrosé des vins de France et d’Italie car Agnolo possédait une cave bien fournie dont il n’était pas peu fier. Il ne cessait de remplir le gobelet de son invité en lui indiquant le cru et l’année que le sire de Commynes avalait avec un enthousiasme flatteur, sans d’ailleurs perdre un coup de dents et sans cesser de parler. Maître Nardi lui rendait raison bravement et les deux hommes discutaient politique avec entrain sans trop se soucier des dames – ce qui ne gênait pas Fiora très intéressée par ce qu’elle entendait, et pas davantage dame Agnelle qui veillait avec vigilance au bon déroulement du festin.