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Les nouvelles étaient plutôt bonnes si l’on tenait compte des événements étranges qui se passaient et de ce qui avait failli se passer surtout. Fiora apprit ainsi qu’un certain connétable de Saint-Pol qui était en principe grand chef de l’armée royale mais qui n’en était pas moins « bourguignon » bon teint et vieil ami du Téméraire, avait une conduite fort étrange. Porteur de la grande épée fleurdelisée qui lui donnait le pas sur les princes du sang et marié d’ailleurs avec la belle-sœur de Louis XI, une princesse de Savoie, Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, n’en était pas moins allé à Péronne offrir ses services au Téméraire et au roi anglais, et leur proposer d’ouvrir devant eux sa ville de Saint-Quentin, mais avait fait tirer ses canons sur eux quand ils se présentèrent devant les remparts de la cité... Étrange, non ?

– J’espère, dit Agnolo, que notre sire ne se fonde pas trop sur la fidélité de ce seigneur ?

– Il le connaît depuis si longtemps ! Saint-Pol, pour autant que j’en puisse juger, ne sait plus à quel saint se vouer ni quel maître lui sera le plus profitable. En attendant, le premier résultat de la canonnade a été le départ de Monseigneur de Bourgogne qui, le lendemain même, plantait là son allié anglais pour se retirer à Valenciennes. Ce que sachant, le roi n’a pas perdu une minute pour entamer des pourparlers avec Edouard IV. Il sait bien que les Anglais sont à court de vivres et que la défection de l’armée bourguignonne a porté un coup fatal à leur moral. Certains d’entre eux pensent que la saison s’avance et qu’il serait peut-être temps de rentrer chacun chez soi en attendant une occasion meilleure mais ils ne veulent pas quitter le camp les mains vides et le roi Louis le sait bien.

– Que demandent-ils pour s’en aller ?

– Disons que leurs prétentions sont allées en décroissant : ils ont d’abord réclamé la couronne de France...

– Ils espéraient vraiment qu’on allait la leur offrir ? fit Agnolo en riant.

– Bien sûr que non mais cela flattait leur vanité. Ensuite ils ont demandé qu’on leur rende la Guyenne et la Normandie qui leur sont toujours chères...

– Mais qui le sont encore plus à la France. Alors ?

– Alors ? ... (Commynes avala son bourgogne avec satisfaction et sourit largement à son hôte.) Le roi pense en avoir raison sans trop de peine avec de l’or et des présents... L’or, je suis chargé d’en retirer des caves de la Bastille mais je dois voir aussi avec messieurs les échevins de Paris à quel prix ils estiment leur tranquillité. Et il s’agit d’aller vite. Je repars après-demain...

– Pour Compiègne ?

– Non, pour Senlis où notre sire est revenu. Je dois rapporter l’or sous une escorte que me donnera la ville...

Il se tourna brusquement vers Fiora et ajouta aimablement :

– Ainsi vous n’aurez rien à redouter des dangers de la route, madonna, car j’ai ordre de vous ramener avec moi.

– Le roi veut me voir ? Je pensais qu’il s’agissait seulement d’un message.

– C’est un message, mais verbal. Nous quitterons Paris à l’aube dès l’ouverture des portes. Tenez-vous prête ! A présent, ajouta-t-il en se levant, je dois vous quitter, maître Nardi et vous, dame Agnelle, en vous rendant grâces pour cet excellent repas car je dois rencontrer sans plus tarder messire d’Estouteville, le chancelier Pierre Doriole et le gouverneur de la Bastille, messire Pierre Lhuillier.

Et d’un pas aussi leste que s’il n’eût absorbé qu’une aile de volaille et deux doigts de clairet, le seigneur d’Argenton quitta la maison Nardi avec ses gens qui avaient festoyé à la cuisine, en recommandant à Agnolo d’amener Fiora à la porte Saint-Denis au petit jour du surlendemain. Songeuse, celle-ci monta voir Léonarde pour la mettre au courant de ce qui arrivait. Agnelle la suivit.

– Que peut bien me vouloir le roi Louis ? s’inquiéta Fiora en gravissant l’escalier. J’aurais du parler de Léonarde à messire de Commynes et lui dire qu’il m’était impossible de l’abandonner.

– Pourquoi donc ? J’en prendrai grand soin, je vous assure, fit Agnelle en souriant. Vous ne serez certainement pas longtemps absente. Et Senlis n’est pas si loin : dix lieues, ce n’est rien. Enfin, un ordre du roi ne se discute pas.

Léonarde en dit tout autant. Elle se sentait parfaitement bien chez les Nardi et prenait son mal en patience :

– Quand il n’y a rien d’autre à faire, c’est la sagesse, fit-elle, et puisque dame Agnelle veut bien nous dire que je ne l’encombre pas trop, je vais attendre ici ma guérison. Allez en paix, mon agneau, vous n’avez rien à craindre du roi Louis.

– J’en suis certaine, renchérit Agnelle. Quant à nous, si la menace anglaise s’éloigne, nous pourrions gagner notre clos de Suresnes. Dame Léonarde y serait beaucoup mieux installée pour poursuivre sa convalescence car la campagne y est belle et nous avons sur la Seine une vue superbe.

Trop émue pour répondre, Fiora embrassa la charmante femme et, négligeant momentanément le roi Louis, tourna son esprit vers d’autres préoccupations : Esteban n’était pas encore revenu.

Il revint à la tombée de la nuit, peu avant le couvre-feu, avec la mine de quelqu’un qui, ayant beaucoup couru, a très faim et très soif. La grande Péronnelle qui veillait à la cuisine chez les Nardi se chargea de lui en dépit de l’heure tardive, l’installa sur un coin de table et lui servit du pâté d’anguille, de la tourte au pigeon, une large tranche de bœuf froid et quelques douceurs, le tout arrosé d’un vin de Bourgueil de nature à réparer les forces les plus amoindries. Le Castillan plaisait fort à la cuisinière à qui, avant de partir pour Compiègne, il rendait maints bons offices tout en s’extasiant, avec une gourmandise non dissimulée, sur les plats qu’il lui voyait accommoder. Ce soir-là, Péronnelle était trop contente de pouvoir gâter Esteban à sa guise et de l’avoir pour elle toute seule. Fiora le comprit et alla attendre dans le jardin que le festin fût achevé.

La nuit était belle d’ailleurs et c’était l’époque des étoiles filantes. Assise sur un banc près d’un grand massif de lis neigeux qui embaumaient, la jeune femme laissa son regard et son esprit se perdre dans le bleu profond du ciel, cherchant à retrouver les constellations qu’à Florence le vieux maître Toscanelli lui avait appris à reconnaître. L’an passé, en ce mois d’août, elle séjournait dans la villa de Fiesole avec son père bien-aimé et se croyait éperdument amoureuse de Giuliano de Médicis. Rien ne manquait alors à son bonheur de jeune fille gâtée, choyée. Sa vie se déroulait aimable et fleurie comme ce satin de la Chine que Francesco Beltrami avait acheté pour sa fille chérie lors d’un de ses voyages à Venise. Et puis, tout avait basculé dans une sorte d’enfer démentiel où s’était abîmée sa vie, un chaos incohérent hérissé d’épines cruelles qui l’avaient déchirée, ne laissant vivre, de son jardin secret, que la grande fleur pourpre, superbe et vénéneuse, de la passion. Ses racines tortueuses et insinuantes étaient armées de griffes puissantes qui ne se laissaient arracher qu’avec des lambeaux de chair et, telle l’hydre de la légende, repoussaient aussitôt, plus impérieuses encore. Quiconque respirait le parfum violent mais suave de cette fleur en demeurait assujetti, esclave et Fiora, ce soir, au creux de ce jardin, osait s’avouer qu’en dépit de tout ce qu’elle avait souffert par lui, elle aimait encore Philippe et sans doute l’aimerait-elle jusqu’à son dernier soupir. La fleur pourpre ne mourrait qu’avec sa vie à elle.