Elle se signait machinalement, chaque fois que, là-haut, un minuscule météore scintillant rayait le velours sombre de la nuit. Certains prétendaient que chaque étoile filante était une âme entrant en paradis. D’autres que c’était signe de bonheur et qu’il convenait de formuler un vœu mais Fiora, en dépit du geste pieux qui lui venait, ne croyait ni à l’un ni à l’autre...
Le sable du jardin crissa sous les pas d’Esteban et, sans souffler mot, il s’assit sur le banc, à la place qu’elle lui indiquait auprès d’elle. Il ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question :
– Vous ne vous êtes pas trompée, madonna, c’est bien lui. Je l’ai suivi, guetté suffisamment pour avoir acquis une certitude.
– Où est-il allé ?
– Il a d’abord suivi le cardinal de Bourbon jusqu’en son hôtel qui est proche du Louvre. Il faisait partie des gens qui l’accompagnaient et j’ai même vu, à certain moment, le superbe cardinal se pencher vers le moine pour lui parler comme en confidence. Mais celui-ci a dû seulement prendre, à l’hôtel de Bourbon, le repas du milieu du jour. Je l’en ai vu ressortir et regagner la cathédrale pour y chanter vêpres et complies... auxquelles j’ai assisté en bon chrétien. Ensuite, Fray Ignacio s’est rendu dans un couvent assez voisin de Notre-Dame que l’on m’a appris être celui des Jacobins. Et cette fois, il n’est pas ressorti. Alors je suis rentré, un peu moulu, un peu las, mais dûment sanctifié... Que dois-je faire à présent ?
– Gagner votre lit au plus vite car vous l’avez bien mérité. Et je vous remercie, Esteban, de vous être donné cette peine. Je crois qu’il faut, à présent, abandonner le moine à son destin. Aussi bien, après-demain, je suivrai messire de Commynes. Vous savez sans doute que le roi l’a envoyé me chercher ?
– En effet. Quant à vous dire pourquoi, je n’en sais pas plus que vous. Mais ce ne peut être que dans un but bienveillant si j’en juge l’accueil qu’il a réservé à mon maître. Cependant je ne suis pas de votre avis en ce qui concerne fray Ignacio. Demain, j’irai encore tournailler autour de ce couvent des Jacobins. J’arriverai peut-être à apprendre quelque chose sur ce qu’il vient faire ici.
– Soyez prudent, je vous en prie. Vous savez combien il est dangereux et il est peut-être inutile d’attirer son attention sur nous, que ce soit moi ou votre maître, puisqu’il nous hait autant l’un que l’autre...
– Faites-moi confiance. Il ne soupçonnera même pas ma présence.
Esteban avait son idée. Tôt le matin, vêtu d’une souquenille de toile et armé de deux paniers que Péronnelle lui confia volontiers avec une liste de commissions lorsqu’il lui dit son intention d’aller faire un tour aux Halles, il vint errer aux environs immédiats du couvent des Jacobins jusqu’à ce qu’il en vît sortir un frère convers équipé de paniers assez semblables aux siens. Il lui emboîta le pas et, au bout d’un instant, le rattrapa et le héla, se présentant comme un valet étranger, tout fraîchement débarqué à Paris et encore peu au fait des marchands les plus réputés.
– On m’a donné cette liste, ajouta-t-il en montrant ce qu’il avait écrit lui-même, Péronnelle ignorant tout de cet exercice, et on m’a expliqué le chemin des Halles mais c’est tout.
– Vous avez eu tout à fait raison de vous adresser à moi, mon frère, fit le moine d’un air important. Je connais tous ces marchands et je vous désignerai les boutiques où l’on trouve les meilleures denrées aux plus justes prix.
– Je vous en serai vraiment reconnaissant, mon frère, répondit Esteban avec humilité.
Sa reconnaissance se traduisant de la seule manière qu’il connût. Le Castillan, les paniers une fois remplis, entraîna son guide bénévole dans un cabaret de la rue Coquillière pour l’y régaler de quelques pots de vin frais. Le frère Guyot était un cœur simple qui savait reconnaître et apprécier les bienfaits de Dieu avec un faible pour le jus de la treille, ce divin breuvage sanctifié par le Seigneur lui-même au soir de la Cène. Au bout du troisième pot de vin de Suresnes, Esteban savait ce qu’il était venu chercher : Fray Ignacio Ortega était investi par Sa Sainteté le Pape d’une mission particulière et discrète auprès du roi de France qu’il rejoindrait prochainement -ce dont le couvent tout entier se trouvait honoré.
Ce point acquis, Esteban rappela à son compagnon qu’il était l’heure de rentrer et le remit sur le chemin du retour alléguant, pour ne pas revenir jusqu’à la rue Saint-Jacques, une dernière course à faire dans le quartier. Une demi-heure plus tard, il rapportait à Péronnelle ses paniers pleins et à Fiora ses informations toutes fraîches.
– Sa mission ne devrait pas être d’une importance capitale, estima la jeune femme, sinon le pape en aurait investi quelque cardinal-légat...
– Je ne suis pas de votre avis. Un simple moine passe plus facilement inaperçu que le pompeux cortège d’une simarre pourpre et bien des secrets d’Etat accompagnent le chemin d’hommes parfois plus modestes encore. De toutes les façons, celui-là se rend où nous allons nous-mêmes. Nous tâcherons, mon maître et moi, de le surveiller. Ne vous mettez plus en peine de lui, donna Fiora !
Cette dernière journée parisienne, Fiora l’avait passée tout entière auprès de Léonarde qu’elle se reprochait d’abandonner comme si la décision en fût venue d’elle-même. Elle ne s’en était écartée qu’un moment, après le déjeuner, pour rejoindre dans son cabinet Agnolo Nardi qui le lui avait demandé.
– N’avez-vous pas besoin d’argent, donna Fiora ? fit le négociant dès qu’elle fut entrée en lui désignant un siège.
– Ne me rendez pas confuse, ser Agnolo ! La générosité avec laquelle vous nous avez reçus, mes amis et moi m’interdit d’aborder avec vous cette question...
– Per Baccho ! donna Fiora. L’étrange fille de négociant que vous faites ? Vous mélangez tout.
– Je ne crois pas et même je vous demande de ne pas poursuivre car vous me gêneriez fort !
– Dio mio ! Vous ne comprenez rien, mais rien à ce que sont les affaires ! L’hospitalité est un devoir de chrétien qui avec vous se mue en un merveilleux plaisir mais c’est une chose qui ne fait pas partie du commerce ! En ce qui vous concerne, la réalité est ceci : Ser Angelo Donati qui assume, d’accord avec Sa Seigneurie de Médicis, les responsabilités des biens, commerces et propriétés de feu Francesco Beltrami, m’a fait savoir que les bénéfices qui dans mon négoce formaient naguère la part de votre père doivent vous être remis intégralement. Il en est de même pour le comptoir de Bruges où, pour plus de commodité, ser Renzo Capponi a reçu ordre de m’envoyer chaque année ce qui vous revient et je peux dire que, s’il ne s’agit pas d’une richesse comparable à celle de notre cher Francesco, vous êtes tout de même, dès à présent, à la tête d’une gentille fortune qui grossira chaque année et qui vous permet, si aujourd’hui vous le souhaitiez, d’acheter une belle maison en quelque endroit de France qui saurait vous plaire. En pays de Loire par exemple, où la vie est si douce et où le roi réside le plus ordinairement.
– Est-ce que, par pure bonté, vous n’exagéreriez pas un peu ?
– Mais en aucune façon, sur mon honneur ! Il faut songer à l’avenir, donna Fiora, et prendre ce qui vous revient...
– Je ne saurais qu’en faire pour l’instant. Néanmoins j’accepterais volontiers quelque liquidité pour le voyage que je vais entreprendre demain, mais pas plus qu’il n’en faut. Pour le reste, je souhaite que vous le placiez au mieux de nos intérêts communs et je désire que vous préleviez dessus tout ce qui sera nécessaire pour assurer l’entretien et le confort de ma chère Léonarde...