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D’un geste désinvolte, Agnolo balaya le dernier article comme quantité négligeable et se dirigea vers l’un des lourds coffres à ferrures qui se trouvaient alignés au fond de sa pièce de travail. Il l’ouvrit et en tira un sac qui semblait d’un bon poids.

– Voilà mille livres pour commencer. Vous pourrez m’en demander chaque fois que vous en aurez besoin mais, puisque vous voulez bien me confier le soin de gérer votre fortune, je veillerai à ce que vous n’ayez jamais à le regretter.

Émue, elle alla vers lui et l’embrassa sur les deux joues.

– J’en suis certaine. En tout cas, merci d’être ce que vous êtes. Si je ne devais partir, je crois que je vous aurais prié de m’initier à ce commerce pour lequel se passionnait mon père...

– Pour cela aussi, je serai toujours à votre disposition. Ce serait bonne chose, en effet, que vous apprissiez les affaires car, si vous êtes en pleine jeunesse, je ne le suis plus guère moi-même. Nous pourrions y songer lorsque vous saurez ce que vous veut le roi notre sire !

Fiora se contenta de sourire et d’embrasser l’excellent homme. Elle n’en avait pas encore fini avec les grands de ce monde, pas plus qu’avec un certain Philippe de Selongey, et sans compter Hieronyma dei Pazzi qu’un véritable miracle avait arrachée à un juste châtiment de ses crimes. Après, il pourrait être passionnant de suivre la trace brillante qu’avait laissée Beltrami. Mais cet « après », quand viendrait-il ? Dans combien d’années ? Et que serait alors devenue cette jeune Florentine nommée Fiora qui, en dépit de ce qu’elle avait souffert, croyait encore que tout était possible à qui le voulait passionnément ?

A l’aube du lendemain, encadrée de Philippe de Commynes et d’Esteban, elle franchissait la barbacane de la porte Saint-Denis. Derrière les trois cavaliers une compagnie montée de francs-archers de la Ville de Paris escortait plusieurs haquets chargés de tonneaux qui faisaient rire les maraîchers alignés le long de la route pour laisser passer le cortège. On s’esclaffait en criant que le malin roi Louis avait grand besoin de bons vins pour donner du cœur au ventre de ses troupes avant la bataille qu’elles allaient livrer à l’Anglais rapace. Les soldats souriaient, répondaient par des plaisanteries. Seul Commynes savait que trois seulement de ces barriques contenaient le vin des coteaux de Loire qu’affectionnait le roi. Les autres étaient remplies d’or, cet or qui, mieux qu’une bataille toujours incertaine chasserait peut-être encore une fois l’Anglais hors du sol de France.

Si la campagne aux environs immédiats de Paris offrait l’image paisible d’un pays occupé à ses récoltes, la route à mesure que l’on avançait vers le nord portait plus de soldats et de charrois militaires que de paysans. Le plus petit village était gardé, le moindre châtel révélait, sur sa tour, l’éclat des casques et des fers de lance. L’épaisse forêt de Senlis où Louis XI se plaisait à chasser en perdait de son silence. L’écho d’un commandement ou de cliquetis d’armes couvraient parfois le chant des oiseaux : le roi, en homme prévoyant, entretenait ses troupes en dispositions belliqueuses alors même que ses émissaires négociaient avec ceux du monarque anglais.

Et soudain ce fut le calme, la divine paix sylvestre peuplée de chants d’oiseaux. On avait quitté le grand chemin au bout duquel se profilaient les remparts de Senlis pour un sentier herbu à peine tracé par les roues de quelques charrettes... A l’interrogation muette de Fiora, Commynes répondit par un sourire.

– Nous arrivons ! fit-il.

La forêt venait de s’ouvrir en deux comme un rideau de théâtre devant ce qui semblait être une ville en réduction : derrière des murs de hauteur moyenne, on apercevait les hautes fenêtres fleuronnées d’un palais surmonté de girouettes d’or et d’azur, la splendeur flamboyante d’une église. Les tours inachevées étaient encore prisonnières d’un lacis d’échafaudages et les ardoises neuves brillaient telles des plaques d’acier bleu. Une grande bannière, longue flamme dont l’outremer fleurdelisé d’or s’écartelait d’une croix blanche bougeait doucement au sommet de sa hampe dorée sur le plus haut pignon de l’édifice.

– L’abbaye de la Victoire, annonça Commynes. Le roi de France aime à y résider...

– Comme c’est beau ! soupira Fiora, sincère. Et quel beau nom : la Victoire !

– L’origine en est simple : l’an 1214, alors que, le vingt-septième jour de juillet, le roi Philippe-Auguste venait de l’emporter à Bouvines sur l’empereur allemand Othon, il envoya vers son fils, le prince Louis, un messager porteur de la grande nouvelle. De son côté, celui-ci, encore tout bouillant du succès qu’il avait remporté à la Roche-aux-Moines sur le roi Jean d’Angleterre, dépêchait à son père un messager. Les deux chevaucheurs se rencontrèrent dit-on à cet endroit précis et, quelques années plus tard, le roi ordonna la fondation d’une abbaye qui fut confiée à douze chanoines réguliers de l’ordre de Saint-Augustin venus de l’abbaye de Saint-Victor à Paris. Richement dotée, elle devint ce que vous voyez : une noble demeure digne du Seigneur Dieu...

– Sont-ce des anges qui la gardent ? Aux ailes près, ils ressemblent à une statue de Monseigneur saint Michel que j’ai souvenance d’avoir vue...

Splendides en effet sous leurs armures blanches étincelantes sur lesquelles flottaient les cottes d’armes qui restituaient en plus petit la bannière royale, coiffés de grands bonnets plats que de longues plumes de héron agrafées de médailles d’argent relevaient d’un côté, à pied ou à cheval, les plus beaux soldats que Fiora ait jamais vus montaient, de part et d’autre du haut portail, une garde vigilante. Commynes se mit à rire :

– Ce ne sont pas des anges, loin de là ! Vous voyez ici, madonna, la célèbre Garde Ecossaise du roi Louis qui compte dans ses rangs quelques-uns des meilleurs guerriers du monde. Ils ne connaissent ici-bas que deux lois : celle du roi auquel ils ont juré fidélité et celle de l’amour susceptible et intransigeant qu’ils vouent à leur honneur et à leur lointaine patrie...

Les voyageurs avaient été aperçus. Un cavalier galopait vers eux et Commynes cria :

– Salut à vous, Robert Cunningham ! Je ne vous amène que des amis. Le roi attend cette jeune dame... et les fûts de vin qui nous suivent.

– Les caves sont déjà prêtes à les recevoir. Quant à l’escorte, elle va pouvoir se rafraîchir, et prendre un peu de repos avant de regagner Paris. Mais vous, messire, vous n’avez pas besoin d’introducteur.

Après avoir salué courtoisement Fiora, en tentant toutefois de percer le léger mystère du voile dont elle aimait à s’envelopper la tête pour voyager, l’Écossais fit volter son cheval et prit la tête de la file de haquets. L’un après l’autre, les chariots et ceux qui les gardaient franchirent la porterie du monastère sous l’œil intéressé des archers de garde.

– A nous, à présent ! fit Commynes avec enjouement. Je gage que notre sire sera positivement ravi de vous voir, madonna...

Au-delà du haut portail ogival au fronton duquel des anges agenouillés aux ailes immenses semblaient protéger les armes de France, les voyageurs découvrirent un vaste espace couvert d’herbe fraîchement coupée qui formait un joyeux tapis pour les bâtiments abbatiaux et pour le jaillissement d’une admirable église de pierre blanche. Immaculés aussi les grands lévriers aux colliers de cuir cloutés d’or qui s’ébattaient sur la pelouse autour d’un homme qui devait être, selon Fiora, un valet de chiens. Maigre et de taille moyenne, vêtu d’une tunique courte de petit drap gris serrée à la taille par une ceinture de cuir, les chausses disparaissant dans de hautes bottes souples de daim gris, il portait sur un bonnet rouge qui lui cachait les oreilles un chapeau de feutre noir relevé par-derrière et sur la coiffe duquel des médailles étaient fixées.