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Le laissant rentrer dans sa maison, peut-être pour y prier mais plus certainement pour y boire un verre de son vin afin de se remettre, Fiora rejoignit ses compagnons.

– Les savoir en paix et dans une terre sainte change-t-il quelque chose à tes projets de vengeance ? demanda Démétrios.

– Cela n’atténue en rien les fautes des coupables. J’irai jusqu’au bout...

– Hormis le duc Charles, les autres sont peut-être morts ?

– C’est ce qu’il faudra découvrir. Seule la justice de Dieu peut leur éviter la mienne. Mais voici, je crois, la fontaine.

La description de l’ancien bourreau avait été parfaite et l’endroit paraissait charmant. A l’orée d’un joli bois de pins, un filet d’eau coulait dans un petit bassin fait de grosses pierres veloutées de mousse et, tout auprès, un gros buisson d’aubépine poussait ses branches vigoureuses, ses feuilles finement découpées et la neige parfumée de ses fleurs délicates qui poudraient déjà le sol et tremblaient sur l’eau de la fontaine. Mais ce que n’avait pas prévu le vieux Signart, c’était une présence : quelqu’un priait devant l’aubépine.

C’était un jeune homme pauvrement vêtu et si grande était sa ferveur qu’il n’avait pas entendu le pas des chevaux. Du regard, Fiora interrogea Démétrios. Le médecin haussa les épaules :

– Si l’on vous a dit que cet arbuste passait pour miraculeux, cela s’explique. Il suffit de laisser ce garçon achever sa prière...

Ce ne fut pas long. Sentant peut-être qu’il était observé, le paysan – car tout indiquait que c’en était un – termina bientôt son oraison sur un ample signe de croix puis, se penchant vivement, il baisa la terre, se redressa, cassa une petite branche qu’il enfouit sous sa blouse, enfin, se retournant, enfonça son bonnet sur sa tête d’un geste rageur et jeta aux nouveaux venus :

– Que venez-vous chercher céans ? Si c’est pour faire boire vos chevaux, sachez que cette fontaine est sainte.

– Nos chevaux n’ont pas soif, répondit Fiora et nous ne souhaitons rien faire d’autre que ce que vous faisiez vous-même : prier. Y voyez-vous quelque empêchement ?

Le jeune homme ne répondit pas mais s’avança lentement vers les cavaliers qui, d’ailleurs, mettaient pied à terre. C’était un garçon qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente ans, assez grand mais, en dépit de ses habits grossiers, d’une complexion plus délicate et, pour tout dire, plus élégante que l’on ne pouvait s’y attendre. Son visage sans beauté avait des traits rudes et un peu brouillés mais qui, pourtant, semblèrent curieusement familiers à Fiora. Pour sa part, le paysan avait fixé sur elle son regard sans plus s’occuper des autres personnages. Il vint droit à elle :

– Marie ! murmura-t-il, trompé par le voile blanc qui cachait la chevelure noire de la jeune femme, Marie ! Ce n’est pas toi ? ... Ce ne peut pas être toi ? ... et pourtant...

– Non, dit Fiora, je ne suis pas Marie. Mais je suis sa fille. Et vous, qui êtes-vous ? L’avez-donc connue pour reconnaître son visage après tant d’années ?

– Je suis son jeune frère, Christophe. J’avais dix ans lorsque... et je les aimais tant, tous les deux ! Vous ne pouvez pas savoir : ils ont été la seule lumière de ma vie et voilà bientôt dix-huit ans que cette lumière s’est éteinte. Depuis, je n’ai pas cessé d’être malheureux...

Un sanglot lui noua la gorge. Alors, il se détourna et, arrachant son bonnet, courut s’agenouiller de nouveau sous l’aubépine comme il aurait couru vers un refuge :

– Regarde, murmura Démétrios. C’est un prêtre.

En effet, dans la masse broussailleuse des cheveux châtains, une tonsure découpait la rondelle blanchâtre qui est le signe du sacerdoce...

– Il n’a pas dû avoir d’autre alternative ! fit Léonarde avec un regard plein de compassion sur la maigre silhouette secouée par le chagrin. Fiora le rejoignit et récita une courte prière. Puis, prenant le jeune homme aux épaules elle l’aida à se relever, offrant son mouchoir pour qu’il essuie son visage inondé de larmes.

– Je me croyais sans famille, dit-elle doucement, et voilà que je trouve un jeune oncle ! Peut-être puis-je vous aider à être moins malheureux. Je m’appelle Fiora et je viens de Florence... Et vous, vous êtes d’Église, n’est-ce pas ?

Il eut un geste de dénégation violente puis, comprenant que sa tonsure l’avait trahi, enfonça rageusement son bonnet jusqu’aux sourcils :

– Je ne le suis plus... Hier je me suis enfui du monastère de Cîteaux où j’étouffais depuis dix-sept ans et je ne sais pas encore où je vais, mais loin, le plus loin possible ! ... Avant, pourtant, j’ai voulu venir prier ici, voir leur tombe au moins une fois...

– Qui vous l’a indiquée ?

– Notre vieux chapelain, le Père Antoine Charruet, qui les avait accompagnés jusqu’au bout et qui est venu mourir dans mon couvent après que mon père l’eut chassé comme un valet malhonnête à cause de ce qu’il avait fait. Mon père est un monstre. Il n’a ni cœur ni entrailles... J’ai été conduit à Cîteaux trois jours après l’exécution tandis que l’on menait ma petite sœur Marguerite chez les Bernardines de Tart... où elle est morte l’hiver dernier...

– Et... votre mère ? Est-elle encore vivante ?

– Malheureusement, car sa vie est un enfer. Elle vit autant dire recluse dans notre château, enfermée avec ce vieux démon qui n’a jamais assez d’injures pour les maudire ; elle et les fruits de ses entrailles. Elle, si bonne et si douce, elle qui a tant souffert et qui doit encore endurer ce calvaire dont il semble que Dieu se complaise à prolonger la durée. Oh, si je pouvais la délivrer ! ...

– Pourquoi ne pas chercher ensemble le moyen d’y parvenir ? dit Fiora, émue par la profonde douleur de ce garçon aux yeux hagards de bête traquée...

– Que voulez-vous dire ? Et d’abord, pourquoi êtes-vous revenue par ici ? N’étiez-vous pas heureuse auprès de ce marchand florentin dont le Père Charruet m’a tant vanté la générosité ?

– Oh si... mais mon père est mort et je suis venue ici pour payer de vieilles dettes. Si vous ne savez où aller, venez avec nous ! Je prendrai soin de vous...

– Vous êtes bonne... mais ce que je veux, c’est faire la guerre, c’est aller me battre. C’est le seul moyen d’en finir honorablement avec une vie qui me fait horreur...

Démétrios s’avança et posa sa grande main sur l’épaule de Christophe :

– Vous ne trouvez pas que cela fait déjà assez de morts dans la famille ? Pourquoi ne pas chercher plutôt à vous faire une vie plus conforme à vos goûts et digne d’un gentilhomme ?

– D’un gentilhomme ? Je n’ai même plus de nom ni de prénom. A Cîteaux j’étais le frère Anthime, rien d’autre. Mon père entend qu’il ne reste aucune trace de notre famille...

– Eh bien, faites-vous un autre nom ! Soyez un ancêtre au lieu d’être un descendant ! De toute façon, votre départ pour la guerre pourra tout de même attendre jusqu’à demain ? Et je crois que, d’ici là, vous aurez encore beaucoup de choses à apprendre à... votre nièce ? Venez avec nous ! Il se fait tard et les portes de la ville vont bientôt fermer...

A la lueur qui s’était allumée dans les yeux de l’ex-moine – ces yeux gris des Brévailles si semblables aux siens ! – Fiora comprit qu’il mourait d’envie d’accepter et •elle insista gentiment :

– Venez, je vous en prie ! Vous n’imaginez pas combien je suis heureuse que le destin nous ait fait rencontrer...

– Moi aussi je suis heureux et pour la première fois depuis bien longtemps ! J’avais oublié ce que c’était !