Un éclair vite éteint sous la paupière pesante traversa le regard du roi :
– Vous avez juré d’abattre Charles de Bourgogne ? Pourquoi ?
– Si le duc Philippe vivait encore, nous eussions décidé sa perte car le père et le fils sont coupables pour nous à part égale. J’exècre ce duc impitoyable qui n’a pas eu pitié de la jeunesse de mon père, l’authentique, ce duc auquel messire de Selongey m’a sacrifiée. Quant à messire Lascaris, il lui reproche la mort de son jeune frère et la fausse espérance d’un secours entretenue par les Grecs à présent morts ou esclaves...
Louis XI fit demi-tour pour revenir sur ses pas. Les chiens suivirent docilement.
– Selon la règle une femme ne pouvant résider dans cette abbaye, Commynes va vous conduire à Senlis où vous retrouverez votre ami. Je l’ai fort en estime car c’est un grand médecin et je compte me l’attacher ainsi que le souhaitait le seigneur Lorenzo. Mais vous, donna Fiora, si je vous proposais de me servir, accepteriez-vous ?
– Si le roi me permet d’accomplir la vengeance jurée, je n’aurai aucune raison de refuser. Et je serai loyale.
Elle pensait chacun des mots qu’elle prononçait parce que, tout à coup, elle se sentait en confiance. Peut-être parce que le roi, en abandonnant provisoirement le pluriel de majesté, lui paraissait soudain plus proche et plus humain. Il hocha la tête et sourit d’un vrai sourire qui lui ôtait des années et qui, comme toute chose rare, avait beaucoup de charme.
– J’en suis certain. Il suffit pour s’en convaincre de regarder vos yeux... En outre, il serait bon que vous sachiez ceci : Philippe de Selongey est actuellement mon prisonnier... et... en grand danger d’être exécuté. Vous le voyez, je peux déjà vous offrir la moitié de votre vengeance...
Assommée et l’œil agrandi d’épouvante, Fiora parvint péniblement à articuler : -Mais... pourquoi ? Qu’a-t-il fait ?
– Il a tenté de me tuer. Les magistrats appellent cela un régicide et si on lui applique la loi, le favori du Téméraire sera mis en quatre quartiers. Mais nous reparlerons de tout cela à loisir n’est-ce pas ? Que Dieu vous ait en sa sainte garde, donna Fiora !
Tournant brusquement le dos à la jeune femme éperdue, Louis XI s’éloigna vers le logis abbatial. Autour de lui, les grands lévriers blancs, las d’une trop longue sagesse, sautaient pour saisir les friandises qu’il élevait à bout de bras. Fiora sentit une immense lassitude. Elle eut envie de s’écrouler là, dans ce moelleux tapis d’herbe, d’y pleurer, d’y dormir... Mais une main solide saisit son bras au moment où ses genoux commençaient à plier :
– Venez, donna Fiora ! Je vais vous conduire auprès de votre ami. Il n’est pas loin : trois quarts de lieue au plus...
Sans rien objecter, Fiora se laissa emmener. Le coup qu’elle venait de recevoir était si rude qu’il lui ôtait jusqu’à la faculté de penser. L’idée de retrouver Démétrios était la seule qui surnageât. Elle s’y raccrocha comme à une branche...
Le château de Senlis était petit, du moins pour un château royal mais, en revanche, l’auberge des Trois Pots, sa voisine, était grande et d’agréable habitation. Le roi, quand il était à Senlis, y logeait volontiers ses invités de marque et, tout naturellement, Démétrios y avait été installé, le séjour dans une abbaye ne lui étant pas agréable, ni permis à un orthodoxe. Il l’avait déclaré franchement à Louis XI qui bien qu’étant lui-même d’une extrême piété pouvait comprendre les raisons d’un homme de la valeur du médecin grec.
Esteban était parti en éclaireur tandis que Fiora s’entretenait avec le roi, pour annoncer l’arrivée de la jeune femme et celle-ci en entrant dans l’auberge trouva une agréable chambre toute préparée pour la recevoir. Elle en fut touchée mais c’est l’accueil de Démétrios qui l’émut le plus. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, il l’embrassa. En la voyant venir vers lui avec un visage pâle et bouleversé, il avait compris que c’était de ce geste-là dont elle avait besoin puisqu’elle était momentanément privée du refuge que représentait Léonarde. Mais, quand elle éclata en sanglots dans ses bras, il s’inquiéta :
– Que t’est-il arrivé ? Le roi t’aurait-il mal reçue ? Son regard cherchait celui de Commynes, témoin de la scène et qui écarta les bras en haussant les épaules pour traduire son ignorance :
– Donna Fiora n’a pas dit un mot depuis que nous avons quitté la Victoire. Néanmoins, il semble bien que notre sire l’ait reçue avec faveur. Et moi, je ne souhaite que l’aider et si je peux quelque chose, je suis tout disposé à me conduire en ami véritable si l’on veut bien m’accepter...
Fiora s’écarta, prit le mouchoir que lui offrait Démétrios, essuya ses yeux et se moucha :
– Pardonnez-moi tous les deux, je viens de me conduire comme une enfant et j’en ai honte. Messire de Commynes... une amitié spontanément donnée est un cadeau du ciel et je l’accepte aussi simplement qu’elle m’a été offerte. Si le roi ne réclame pas votre présence ce soir, accepteriez-vous de souper avec nous ?
L’aimable visage du seigneur flamand s’illumina d’un large sourire... et Fiora en conclut que la cuisine de l’auberge devait lui être avantageusement connue.
– Très volontiers ! D’autant que cette longue route que nous avons courue ensemble m’a affamé et si vous m’acceptez tout poudreux ? ...
– Venez vous rafraîchir dans ma chambre, proposa courtoisement Démétrios, et si vous souhaitez dormir ici...
– Excellente idée ! Je rejoindrai l’abbaye demain à l’aube. L’important est d’être là quand le roi sortira de la messe.
En dehors de la sympathie que lui inspirait Commynes, Fiora, tout en faisant disparaître la poussière de la route et en enfilant sa robe de lin brodée de feuilles vertes, s’avouait que son invitation à souper n’était pas entièrement dénuée d’arrière-pensée. Conseiller privé et très écouté de Louis XI, le sir d’Argenton devait savoir à quoi s’en tenir au sujet de Philippe et la jeune femme voulait apprendre à tout prix ce qui s’était passé. Elle s’en voulait d’éprouver tant d’angoisse pour le sort d’un homme qu’elle s’efforçait de chasser de son cœur, mais ce même cœur, sourd à toute raison, à toute sagesse et même à toute rancune ne voulait savoir qu’une chose : Philippe serait peut-être mort demain. Et cette idée lui était insupportable. Si Philippe ne respirait plus quelque part dans le monde, fût-ce au bout de la terre, Fiora savait bien qu’il manquerait quelque chose à sa propre vie. Amour ou haine, les deux extrêmes des sentiments humains mettaient dans une existence la pincée sel, de poivre et d’épices qui en font toute la saveur... Il fallait que messire de Selongey continuât d’exister !
Durant tout le début du repas, Fiora sut retenir les questions qui lui brûlaient les lèvres pour ne pas rompre le plaisir de son invité. Tout en dégustant une tourte aux poireaux et à la crème, des écrevisses de la Nonette et une carpe farcie provenant d’un étang voisin, Commynes et Démétrios parlaient de toutes sortes de choses en hommes qui se connaissent déjà et s’apprécient. En dépit de son jeune âge, le seigneur d’Argenton possédait une belle culture et, surtout, adorait parler politique. Il approuvait fort Louis XI de refuser le conflit ouvert avec le roi anglais. Ses troupes se contentaient d’accompagner les marches et contremarches d’un ennemi qui, visiblement, hésitait à engager le combat. Certes, l’armée anglaise était belle, bien armée et ses fameux archers n’avaient rien perdu de leur adresse mais, depuis le débarquement à Calais, l’envahisseur n’avait trouvé devant lui que terre brûlée et villes abandonnées. Les réfugiés d’Arras et de la région environnante, dont Louis XI avait ordonné la destruction pour affamer l’Anglais, avaient trouvé asile, vivres et argent à Amiens ou à Beauvais par exemple car, s’il voulait réduire l’ennemi à la portion congrue, le roi n’entendait pas que le menu peuple eût trop à souffrir.