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Commynes considéra Fiora avec une sincère stupeur puis éclata de rire :

– Moi qui me prenais pour un fin politique, je reçois là bonne leçon... Ah ! maître Olivier, veuillez nous laisser pénétrer chez le roi. Cette jeune dame doit l’attendre dans son oratoire.

La dernière phrase s’adressait à un homme qui sortait de l’appartement royal, tenant sous le bras un petit coffre. Vêtu de noir, le cheveu brun coupé court, le visage étroit d’une statue de bois, il avait des lèvres minces et des yeux qui possédaient l’immobilité et l’indéfinissable couleur d’un marais. Il s’inclina un rien trop bas et Fiora qui n’aimait pas sa figure le jugea obséquieux. La voix d’ailleurs était un peu trop douce :

– Monseigneur le prince de Talmont n’a pas besoin qu’un modeste barbier le laisse pénétrer chez son maître. Il n’a qu’à paraître en personne !

Fiora crut déceler une trace de fiel dans ces dernières paroles. L’homme cependant ouvrait la porte avec une nouvelle courbette.

– Allons donc, maître Olivier ! protesta Commynes avec un léger haussement d’épaules. Lorsque vous en décidez autrement, nul ne saurait entrer ici.

– Qui est-ce ? demanda Fiora quand la porte se fut refermée sur eux et qu’ils se retrouvèrent dans une sorte d’antichambre meublée d’un seul coffre mais ornée de belles tapisseries.

– Le barbier de notre sire. Il se nomme Olivier le Daim et il est flamand comme moi mais il y a près de vingt ans qu’il est au service du roi et celui-ci apprécie beaucoup ses talents d’organisateur d’une maison. Il a en charge la préparation des voyages et déplacements et, grâce à lui, le roi retrouve toujours, où qu’il aille, ses affaires à la même place. Il est aussi de sens subtil et ne quitte jamais son maître. Il formerait même avec le secrétaire piémontais Alberto Magalotti une sorte... de... conseil étroit dont notre sire ne dédaignerait point d’écouter les avis.

– Il est si important avec si peu d’apparence ?

– L’apparence n’a aucune influence sur le roi Louis et je ne suis pas certain que le Daim ait beaucoup de pouvoir, pourtant il convient de s’en méfier. Certains l’ont surnommé Olivier le diable. Mais vous voici à destination.

Après avoir traversé une chambre d’une grande sobriété dont les plus beaux ornements étaient certainement les chiens qui dormaient sur les tapis, Commynes fit entrer Fiora dans le petit oratoire dont la richesse frappa la jeune femme : tentures précieuses et panneaux peints -tous amovibles car, suivant la coutume du temps, la chapelle du roi comme ses meubles le suivaient dans ses différentes résidences – entouraient un autel drapé de brocart sur lequel s’élevait une croix de pierre auprès d’une statuette d’or représentant Notre-Dame de Cléry à laquelle Louis XI vouait une dévotion toute particulière et d’une autre, en argent, à l’effigie de saint Michel au nom duquel le roi avait, le 1er août 1469, fondé à Amboise un ordre de chevalerie. Le collier à coquilles de cet ordre reposait sur la précieuse nappe d’autel, Louis XI se contentant d’ordinaire de porter une médaille au bout d’une simple chaîne. D’autres effigies de saints garnissaient de petites consoles au mur, certaines anciennes et une presque neuve représentant sainte Angadresme, la patronne de la ville de Beauvais qui avait opposé victorieuse défense aux troupes du Téméraire en 1472. La statuette avait été offerte au souverain par l’héroïne locale, Jeanne Laisné, dite « Jeanne Hachette », qui avait mené femmes et enfants au combat des remparts... Les couleurs chaudes d’un vitrail faisaient vivre tous ces objets.

– Que c’est beau ! soupira Fiora. Voilà enfin une pièce digne du roi de France !

– Justement parce que c’est la seule où notre sire ne le soit plus. Il n’est ici que l’humble serviteur de Dieu.

– Par saint Louis, mon aïeul vénéré, il vous arrive de dire de grandes choses, Commynes ! fit le roi qui venait d’entrer. A présent, me laissez avec donna Fiora mais attendez dans ma chambre...

Il s’agenouilla pour une courte prière et la jeune femme crut bon de l’imiter, ce qui fait qu’en se relevant il la trouva à genoux et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Quand elle fut debout, il garda un instant ses doigts dans les siens, plongeant son regard songeur dans celui de la jeune femme.

– Alors ? Ce moine espagnol ? D’où le connaissiez-vous ?

– De Florence où il tentait de saper le pouvoir de Monseigneur Lorenzo sur l’ordre du pape Sixte qui souhaite donner notre cité à son neveu, Girolamo Riario...

– Nous connaissons assez bien les idées de Sa Sainteté et c’est de vous qu’il est question.

– C’est une longue histoire, sire...

Les yeux du roi s’élevèrent vers la croix de pierre de l’autel :

– Dieu n’est jamais pressé. Nous non plus lorsqu’il s’agit du bien de l’Etat. Parlez !

Sans plus insister, Fiora entama la pénible histoire de ses relations avec Fray Ignacio. Elle le fit aussi objectivement que possible, sans essayer de foncer des couleurs déjà bien assez sombres. Elle savait qu’avec un homme de la trempe et surtout de l’intelligence de Louis XI, un récit clair, exempt de toute passion, serait mieux perçu qu’un lamento dramatique.

– Ainsi le seigneur Médicis a fait chasser ce moine de Florence, fit-il lorsque Fiora se tut. Bien sûr, c’est toujours délicate entreprise que frapper un membre de la sainte Eglise mais il nous paraît un peu désinvolte de n’avoir pas mis ce fanatique hors d’état de nuire. Quand le pape néglige ce qu’il doit aux princes chrétiens, il est du devoir de ceux-ci de mettre leurs terres, leurs gens et leur personne à l’abri. Fray Ignacio Ortega va pouvoir réfléchir longuement sur les dangers qu’il y a à mélanger les genres : ou l’on est un homme de Dieu, ou l’on est un espion et un assassin.

– Il est peut-être aisé de passer de l’un à l’autre dès l’instant où l’on se mêle de politique et je crois savoir que beaucoup de prêtres s’en occupent ?

– Et le pape plus encore que tous les autres ! Je crains qu’il ne soit un souverain temporel beaucoup plus qu’un père spirituel. En outre, il ne nous aime pas. C’est notre beau cousin, le duc Charles, qui a ses préférences. Il l’a clairement prouvé en lançant son légat, l’évêque de Forli Alessandro Nanni, entre lui et l’Empereur lors de l’affaire de Neuss. Grâce à l’habileté de celui-ci, il n’y a eu ni vainqueur ni vaincu. On s’est réconciliés, du bout des lèvres sans doute, mais le Téméraire a pu retirer ses troupes qu’en ce qui nous concerne nous trouvions fort bien là où elles étaient. Il se trouvait libre alors de s’occuper de nous...

– Mais il n’en a rien fait ?

– Il est difficile de faire la guerre quand on manque d’argent et de troupes fraîches. Ce moine devait être un bon moyen d’en finir une fois pour toutes avec le roi de France...

– Le roi est-il certain... qu’il ne pourra pas s’échapper ? Louis XI plissa des yeux, laissant filtrer une lueur de gaieté et sourit :

– Si nous en avons le loisir dans les temps à venir, nous vous présenterons notre château de Loches. Viendrait-il des ailes à ce moine, qu’il ne pourrait s’en envoler. Mais assez parlé de châtiment ! Vous nous avez sauvé la vie et nous souhaitons vous en témoigner une gratitude à la mesure du service rendu. Que voulez-vous ?

Derechef Fiora plia le genou puis, inclinant la tête :