– Doux Jésus, sire ! fit Commynes scandalisé. Vous ne songeriez pas à en faire...
– Notre maîtresse ? ... Hé, hé ! ... Ce n’est pas l’envie qui nous en manquerait mais nous avons juré de ne plus toucher autre femme que Madame la Reine et c’est un serment que nous entendons respecter. Néanmoins, le voisinage d’une fille d’Eve à la fois belle et intelligente est un plaisir qu’un honnête roi peut s’accorder. D’autant que le pays de Loire est bien le cadre idéal pour tant de grâce et de charme.
– J’en demeure d’accord, sire, mais... Selongey, bigame ou pas, dans tout cela ?
– Il faut espérer que, si le Téméraire trépasse, son plus fidèle chevalier n’aura pas le mauvais goût de lui survivre. Et nous pourrions alors envisager de marier sa veuve à quelque fidèle serviteur...
– Qui, bien sûr, ne serait pas moi ! grogna Commynes. -Me prendriez-vous pour le Grand Turc, mon ami ?
Je vous ai déjà marié... et fort bien marié. Ne pleurez pas !
Poussant une collection de soupirs qui en disaient long sur ce qu’il pensait des projets de son maître touchant la belle Fiora, le sire d’Argenton s’en alla coucher non sans avoir prié son valet d’aller lui chercher en cuisine quelques tranches de pâté ou de venaison escortées d’un flacon de vin. Les peines de cœur lui donnaient toujours faim...
Le soleil ne reparut pas le lendemain. Il demeura caché derrière d’épais nuages sombres, tellement tristes qu’ils ne pouvaient s’empêcher de verser, de temps en temps, quelques pleurs en forme de crachin qui détrempaient peut-être plus sûrement que les trombes d’eau de la veille... Cela n’arrangeait pas les chemins dont certains se transformaient en fondrières, mais le roi Louis n’en ordonna pas moins le départ en direction d’Amiens où Tanneguy du Châtel, qui y commandait d’importants effectifs, l’avait précédé.
Debout sur le rempart à la porte nord de la ville, Fiora, enveloppée d’une mante noire à capuchon qui la préservait de la pluie, regardait défiler le train du roi, s’émerveillant de la puissance qu’avait su réunir ce petit homme aux yeux vifs qui menait son royaume avec la sûreté de main d’un bon cocher, sans paraître se soucier des fondrières que creusaient sous les roues de son char les grands féodaux encore acharnés à se tailler la plus grosse part d’un gâteau en forme d’étoile qui s’appelait la France. Il est vrai qu’il disposait pour cela d’une puissance nouvelle et encore inconnue : une armée permanente, née des Compagnies d’Ordonnance créées par son père et qu’il avait su mener à un point de perfection rare. Cette armée se composait de quatre mille lances – la lance étant une unité tactique formée d’un homme d’armes, de son page, de son coutillier, de deux archers et d’un valet d’épée – s’ajoutaient la Garde Ecossaise et la Garde Française. Outre cela, vingt mille francs – archers et artilleurs, plus six mille gens d’armes fournis par les seigneurs français. Sans oublier les canons, la redoutable artillerie dont les frères Bureau avaient doté la France sous Charles VII et que Louis XI avait améliorée encore. Tout cela formait, entre Dieppe et Reims, un long rideau de fer et de feu capable de résister victorieusement à l’armée anglaise.
Fiora, bien sûr, ne vit passer que les deux gardes royales précédant et suivant Louis XI qui chevauchait à la tête d’un groupe chatoyant de pennons, de cottes d’armes et de caparaçons joyeusement coloriés. Lui-même était à demi armé, portant avec la cotte de mailles courte une demi-cuirasse, des cuissards, des grèves et des solerets d’acier bleu. Pas de heaume empanaché cependant, mais un chapeau de feutre noir au bord retroussé et orné d’une médaille de saint Michel mais que cerclait la couronne d’or. Ainsi, il était plus simplement équipé que n’importe lequel de ses gardes mais il eût pu se dispenser de l’insigne royal car son maintien fier et son élégance de cavalier[ix] ne laissaient planer aucun doute sur sa qualité : il était bien le roi. Quant à ses bagages, ils auraient pu être ceux d’un roi mage. Outre les chariots qui transportaient son lit démontable, sa chaise de commodités, ses tapisseries, sa chapelle et ses chiens, d’autres en interminable file portaient les lourds coffres pleins d’or qui avaient remplacé les barils parisiens ; d’autres encore chargés de victuailles de toutes sortes et de nombreux tonneaux, emplis de vin cette fois, étaient destinés à apaiser la faim de l’armée anglaise comme l’or la soif d’Edouard et de quelques-uns de ses barons. Des ribaudes suivaient, à pied ou en charrettes, afin de soutenir le moral des troupes comme cela se pratiquait dans toutes les armées du monde. Ainsi s’en allait le roi de France bouter l’Anglais hors de son royaume sans crainte d’y laisser seulement la vie du moindre de ses hommes. Néanmoins, l’oriflamme de saint Denis l’accompagnait comme il se devait en marchant vers un ennemi.
Le cœur un peu serré, Fiora vit passer Démétrios qui chevauchait auprès de Philippe de Commynes. Louis XI était trop satisfait des soins prodigués par le médecin grec pour lui permettre d’accompagner son amie :
– Il se peut que je vous autorise à la rejoindre dans quelque temps, lorsque je serai guéri. Jusque-là me suivrez !
Ni les prières de Démétrios ni celles de Fiora n’avaient pu fléchir cette volonté. Non sans raison, le roi estimait que Lorenzo de Médicis lui avait dépêché un médecin pour s’occuper de lui et pas pour courir les chemins avec une jolie femme.
– N’ayez crainte, ajouta-t-il en manière de consolation, vous serez présent pour l’hallali. Je sais que vous y tenez !
Force avait été de s’incliner mais Fiora, cependant, n’irait pas sans protection au-devant de son destin : Démétrios avait ordonné à Esteban de la suivre sans rencontrer d’ailleurs la moindre protestation. Le belliqueux Castillan n’était guère tenté par les combats à coups de jambons, de pâtés, de futailles et d’écus d’or tels que les affectionnait le roi Louis. Fiora, elle, s’en allait vers ce foudre de guerre, ce prince de la tempête et de ses fureurs qu’était le duc de Bourgogne. La balance, en dépit du dévouement qu’il portait à son maître, penchait irrésistiblement du côté de la jeune femme.
Jugeant d’ailleurs qu’Esteban constituait une escorte un peu mince, Louis XI avait commis à la garde de son ambassadrice occulte l’un des meilleurs sergents de sa Garde Ecossaise, Douglas Mortimer, surnommé Mortimer-la-Bourrasque, qui possédait peut-être le plus affreux caractère de tout le régiment... peut-être parce qu’il n’avait pas eu l’honneur de voir le jour dans les Highlands vénérés mais bien à Plaimpied, au sud de Bourges, des amours passionnées puis légitimes d’un certain Francis Mortimer. Celui-ci avait fait ses premières armes comme jeune écuyer à la bataille de Baugé, où les cinq mille Ecossais venus au secours du dauphin Charles – plus tard Charles VII – s’étaient couverts de gloire sous la bannière de John Stuart, comte de Buchan. Leur chef s’était retrouvé un jour connétable de France et comte d’Aubigny, non loin de Bourges, où il s’était établi. Le jeune Francis avait continué, le pli étant pris, à en découdre au service de la France, sous Buchan puis sous le Breton Richemont avec une parenthèse exaltante au service de Jehanne la Pucelle, l’envoyée de Dieu qui montrait courage d’homme mais dont le regard bleu avait tant de lumière... Tout cela ne lui avait guère laissé de temps à dépenser au service de l’amour et il s’était écoulé près de vingt ans avant que le guerrier se retrouvât captif d’un autre regard bleu et des blonds cheveux de Marguerite Lalliée, la jeune veuve d’un hobereau des environs d’Aubigny. Douglas était issu de ce coup de foudre mais, s’il avait toujours porté à sa mère tendresse et vénération, il ne pouvait s’empêcher de lui reprocher secrètement d’avoir fait de lui un des membres les plus représentatifs de cette race hybride, les Écossais-Berrichons, qui avaient proliféré autour d’Aubigny et de Bourges.