– Ecoutez-moi, donna Fiora ! Vous savez combien je vous suis attaché et croyez bien que je n’ai aucune envie de donner raison à cet Ecossais entêté mais il vaut mieux ne pas retourner rue des Lombards.
– Vous voulez que je parte pour une aventure dont je ne reviendrai peut-être pas sans embrasser ma chère Léonarde ? Oh, Esteban, je vous croyais un homme de cœur !
– Et je prétends l’être mais c’est à dame Léonarde que je pense. Sa jambe ne peut être encore guérie. Il y faudrait un miracle. Donc il ne peut être question de l’emmener. Si vous allez la rejoindre, elle vous posera des questions, s’inquiétera. Ce qui n’est pas le cas pour le moment. Elle vous croit auprès du roi et de mon maître. Ne pensez-vous pas qu’il est préférable de ne pas troubler la paix de son cœur ? D’autre part, j’ignore de quelle mission vous avez été investie et je ne veux pas le savoir, mais elle le désirera. Que lui direz-vous ?
Fiora se détourna lentement et les mains d’Esteban retombèrent. Il y eut un silence que Mortimer eut le bon goût de ne pas troubler, devinant peut-être que son adversaire était vaincue. Ce qui était le cas. Fiora savait bien qu’Esteban avait raison. Elle n’avait jamais rien su cacher à Léonarde quand celle-ci voulait savoir quelque chose.
Comment lui dire que le roi l’envoyait en Lorraine pour y séduire « par tous les moyens » l’un des capitaines du Téméraire et l’amener à la trahison pure et simple ? Léonarde pousserait les hauts cris, se mettrait en travers et peut-être que toutes deux en viendraient à une dispute, peut-être à une brouille que la jeune femme ne pourrait supporter... Et, pour le moment, elle avait besoin de tout son courage. Relevant les yeux, elle vit qu’Esteban l’observait. Douglas Mortimer, se désintéressant de la question, était allé vers la porte ouverte qu’il obstruait de sa puissante carrure et regardait tomber la pluie.
– Vous avez raison, mon ami. Mieux vaut laisser dame Léonarde vivre doucement sa convalescence dans le jardin de dame Agnelle. D’ailleurs, cela convient mieux à son âge que les rudesses des grands chemins et, ainsi, elle priera pour nous en toute quiétude... Messire Mortimer ! appela-t-elle.
L’Ecossais se retourna :
– Madame ?
– Nous partirons quand vous voudrez... pour nous rendre là où vous l’avez décidé. On fit étape, ce soir-là, à Villers-en-Retz.
Troisième partie
LES MERCENAIRES
CHAPITRE VIII
UN CONDOTTIERE
La pluie ne cessait pas. Le temps, détraqué, faisait de la fin de ce mois d’août une sorte d’automne précoce et apocalyptique où les grondements du tonnerre alternaient avec des pluies diluviennes et des sautes de vent violentes. Il fallait s’estimer heureux quand on ne recevait sur le dos que ce fin crachin qui enveloppait le paysage d’un brouillard d’eau. Cela trempait tout autant qu’un gros orage mais c’était, à tout prendre, plus facile à supporter. Fiora, enveloppée de sa grande mante noire à capuchon en dépit de la chaleur encore lourde, et Esteban sous son manteau de cheval faisaient le gros dos, mais la Bourrasque, comme s’il se sentait dans son élément, allait son chemin, drapé dans sa couverture sans perdre un pouce de sa taille. Bien droit sur sa selle, la plume en bataille, il menait son cheval par les chemins transformés en bourbiers et en fondrières avec autant de dignité que s’il eût escorté le roi. Sa large carrure coupait le vent devant Fiora lui bouchant un paysage qui, à vrai dire, n’avait rien de réconfortant. La Champagne que l’on traversait de part en part avait terriblement souffert des dernières guerres et en dépit de la poigne du roi Louis qui faisait régner au moins la sécurité, l’effort de redressement demeurait faible. Même à Reims, la ville royale, la ville du sacre, la misère montrait son visage blême. Des villages entiers avaient été brûlés que l’on s’efforçait de reconstruire mais la pluie incessante ne permettait guère de distinguer ce que l’on rebâtissait de ce qui était en ruine.
Après Reims ce fut pire. Crayeuse et désolée, la campagne montrait de grandes plaques blanchâtres entre les touffes de végétation. Il n’y avait pas d’auberges. Seuls, de maigres prieurés accueillaient le voyageur et, en dépit de leur bonne volonté, ne pouvaient lui offrir que des fruits, du miel et du fromage plus l’abri d’une grange qui ne contenait guère de paille. Néanmoins, Mortimer récompensait cette hospitalité royalement en homme qui a reçu des ordres et les exécute à la lettre plus qu’en généreux seigneur : chaque fois qu’il devait se séparer d’une pièce d’or, ses sourcils se fronçaient et sa moustache se tortillait sur une grimace.
– Je parierais qu’il est avare, chuchota Esteban un matin où l’on quittait l’un de ces pauvres relais. Le roi doit le savoir et a ordonné en conséquence. Sans cela cet olibrius aurait été capable de nous laisser mourir de faim et coucher à la belle étoile.
Les relations entre Fiora et son guide ne s’étaient guère améliorées. Une seconde algarade avait eu lieu à Senlis même, quand la jeune femme avait refusé fermement la litière que l’Ecossais lui destinait et, ouvrant son manteau, avait montré son costume de garçon.
– C’est une dame que j’escorte, fulmina-t-il. Pas un galopin !
– Vous escortez Fiora Beltrami, lui déclara tranquillement la jeune femme, et cela m’étonnerait beaucoup que le roi ait pris la peine de vous dire comment je devais m’habiller et par quel moyen de locomotion je voyagerai. Je monte à cheval depuis ma plus tendre enfance et n’ai aucune envie de passer des heures secouée comme prunier en août dans cette espèce de boîte. Nous irons d’ailleurs plus vite !
Ce dernier argument avait emporté la décision mais, depuis, Douglas Mortimer n’adressait la parole à sa compagne que lorsque c’était tout à fait indispensable. Matin et soir, il la saluait sans piper mot.
Avec Esteban, les relations n’étaient pas plus chaleureuses. L’Ecossais et le Castillan faisaient assaut de morgue et, eût-on dit, l’impossible pour être désagréables l’un envers l’autre. C’est ainsi qu’Esteban ayant découvert que Mortimer détestait l’entendre chanter, entreprit de charmer les longueurs de la route en régalant ses compagnons de toutes les ballades, romances et cantilènes qu’il avait pu emmagasiner depuis son enfance. Il avait d’ailleurs une voix agréable mais pour rien au monde Mortimer n’en aurait convenu. Il se contenta de dire à haute et intelligible voix qu’il pleuvrait sans doute moins si Esteban consentait à se taire.
Néanmoins, Fiora et son mentor furent bien obligés de reconnaître que la présence de la Bourrasque n’avait rien de superflu. Il allait son chemin avec sûreté, sans jamais se tromper et quand, au passage d’un petit bois, une demi-douzaine de brigands tomba sur les voyageurs avec l’intention évidente de les soulager de leurs biens, ils furent obligés de constater que le sergent la Bourrasque valait une escouade à lui tout seul. A la vue de l’ennemi, il entra dans une sorte de fureur sacrée et, poussant un hurlement à faire tomber des murailles s’il y en avait eu en vue, il fondit l’épée haute sur les nouveaux venus. En un clin d’œil il en coucha trois à terre pour l’éternité, ce que voyant, les trois autres s’enfuirent sans demander leur reste poursuivis par les tonitruantes malédictions d’un gosier digne d’avoir vu le jour à Glenlivet, berceau des Mortimer. Ces vociférations vouaient leurs descendances au pire destin après avoir émis des doutes insultants sur la qualité de leurs pères et mères. Esteban, aussi éberlué que les brigands, n’avait même pas eu le temps de tirer sa propre lame... Il ne put que joindre ses compliments – pas très sincères car il se sentait frustré – à ceux de Fiora tout autant abasourdie que lui-même :