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– Si le roi en a seulement une douzaine comme vous, dit celle-ci, il devrait pouvoir aplatir les armées de Bourgogne en une seule bataille...

– Nous sommes tous comme ça ! Je n’ai rien fait d’extraordinaire, répondit Mortimer redevenu instantanément aussi froid qu’il était bouillant la minute précédente.

Il ajouta, avec une désarmante simplicité : -Nous, Écossais, sommes les meilleurs soldats du monde.

Puis rajustant son bonnet qui avait résisté victorieusement à une hache envoyée perfidement et à tout hasard, il reprit le chemin un instant interrompu suivi avec une sorte de respect par ses deux compagnons.

Lorsque l’on atteignit la Meuse qui, dans cette région, marquait la frontière entre le royaume de France et les états du duc de Bourgogne, Fiora pensa que l’heure était venue de se séparer de Mortimer, un des membres de la fameuse Garde Ecossaise ayant bien peu de chance d’être accueilli aimablement sur les terres du Téméraire. Le pont et la petite ville de Dun était déjà en vue, et elle arrêta son cheval.

– Puisque c’est ici la Bourgogne, n’est-il pas temps de nous quitter, messire Douglas ?

Il s’arrêta lui aussi et tourna vers la jeune femme un regard glacé :

– Campobasso tient garnison à Thionville. Je vous conduis jusque-là. Le roi veut savoir comment vous serez reçue : ces mercenaires italiens sont des gens dont il convient de se méfier.

– Pourquoi seraient-ils moins honorables que d’autres ? demanda sèchement Fiora atteinte dans son amour-propre florentin.

– Justement parce que ce sont des mercenaires. Ils vont au plus offrant et, dans le combat, sont fort ménagers de leur sang, plus encore de leur vie. En tout cas, Campobasso n’a jamais passé pour un parangon de vertu. S’il en allait autrement, voulez-vous me dire ce que nous ferions ici ?

– S’il était si facile de le détourner de ses devoirs, voulez-vous me dire pourquoi l’on m’aurait envoyée ? riposta la jeune femme. Un sac d’or aurait suffi. Cela dit je suis... très heureuse de vous conserver comme guide.

– J’aimerais bien en être sûr, marmotta l’Écossais en rendant la main à sa monture.

Un moment plus tard, après de brèves palabres avec le capitaine commandant la petite place de Doulcon qui, face à Dun, surveillait le vieux pont bâti jadis par les légions romaines, et après avoir acquitté le droit de passage, Fiora et ses compagnons franchissaient ledit pont pour entrer dans la ville. Celle-ci marquait la frontière de l’ancien duché de Luxembourg devenu terre bourguignonne depuis qu’en 1441 la duchesse Elisabeth de Görlitz l’avait cédé au père du Téméraire. Pas pour son bien. La campagne se révélait plus misérable peut-être que la Champagne, ravagée qu’elle était tour à tour par les Français trop proches et par l’occupant bourguignon.

Contrairement à ce que pensaient les trois voyageurs, ils n’eurent aucune peine à se faire admettre. A la dernière étape, Fiora avait troqué son costume de garçon pour une robe et une coiffure de femme. Sa beauté, son élégance et l’air martial de ses deux compagnons impressionnèrent visiblement l’officier qui commandait la garde du pont. S’il montra quelque surprise en se trouvant en face d’une noble dame d’au-delà des Alpes et s’il émit quelques doutes sur l’agrément qu’elle pouvait trouver à parcourir un pays à ce point abandonné du ciel, il s’inclina lorsque la jeune femme dit calmement :

– Le comte de Campobasso que vous connaissez peut-être est mon cousin et je désire le rejoindre au plus tôt...

– Il aura sans doute grande joie d’une aussi belle visite mais, jusqu’à Thionville où il se trouve, le chemin n’est guère sûr pour une femme. Je serai heureux de vous faire escorter car, s’il vous arrivait malheur, il ne me le pardonnerait sans doute pas.

– Un laissez-passer sera amplement suffisant, capitaine. Mon écuyer et mon secrétaire sont de taille à me défendre en cas de mauvaise rencontre...

– Je ne mets nullement en doute leur valeur mais un laissez-passer ne suffira pas si vous tombez sur un parti de soldats en train de fourrager car la plupart ne savent pas lire. Croyez-moi, le tabard de Bourgogne sur les épaules de deux solides gaillards vous sera d’une plus grande aide que tous les papiers du monde.

Et c’est ainsi que le lendemain, après avoir accepté pour la nuit l’hospitalité de l’officier et enchanté sa mémoire pour de longues semaines, Fiora, qui s’en allait travailler à la perte du duc de Bourgogne, quitta Dun sous la garde de ses couleurs. Dans deux jours, si rien ne se mettait à la traverse, elle rejoindrait celui dont elle avait mission de faire un traître...

Le surlendemain, vers la fin du jour, deux hommes jouaient aux échecs dans la salle haute du château de Thionville. Bien que le jour ne fût pas encore éteint, un haut chandelier de fer forgé portant une douzaine de chandelles éclairait le jeu d’ébène et d’ivoire. Dans la grandiose cheminée, un feu flambait pour tenter de combattre l’humidité. Construit au siècle précédent pour les ducs de Luxembourg, le château avec ses murs énormes était une solide forteresse capable de supporter n’importe quel assaut. En effet Thionville et sa région formaient un coin enfoncé dans le duché de Lorraine avec lequel les Luxembourg n’étaient pas toujours d’accord. Il fallait que la cité et ses défenses fussent à la hauteur de leur mission et elles l’étaient, mais le confort intérieur avait ce quelque chose de Spartiate qui est l’apanage des bâtiments militaires.

La salle où jouaient les deux hommes n’échappait pas à cette règle. En dehors de la petite table où reposait le jeu et des deux chaises à bras garnies de daim sur lesquelles ils étaient assis, l’ameublement se composait strictement d’un grand coffre de bois noirci par le temps et de deux trophées d’armes anciennes. Une tapisserie qui aurait gagné à être trois ou quatre fois plus grande et quelques bannières aux couleurs passées accrochées très haut sous la voûte faisaient ce qu’elles pouvaient pour réchauffer une salle construite pour les grandes assemblées et où les deux hommes semblaient un peu perdus. Les fenêtres, hautes et étroites, s’ouvraient au fond de profondes embrasures comportant chacune deux bancs de pierre et il fallait vraiment un soleil éclatant pour qu’elles donnassent un éclairage convenable. Par temps gris, elles ne dispensaient qu’un jour pauvre auquel il convenait de suppléer. D’où le feu et les bougies.

Les deux hommes, pour différents qu’ils fussent, étaient également remarquables. L’un était grand, bien bâti avec cette sorte de grâce animale des grands fauves. Sous la tunique de daim noir qui le vêtait on devinait une musculature longue, déliée, une souplesse d’homme entraîné à tous les exercices du corps. Ses épais cheveux noirs s’argentaient aux tempes et adoucissaient un peu un visage aux traits durs, au teint basané, sillonné de cicatrices qui en déparaient l’harmonie classique, à l’œil noir, vif et perçant : c’était Campobasso. L’autre, nettement plus petit mais bâti en force, avait la peau couleur de terre cuite et les cheveux diversement colorés d’un qui a passé sa vie sous le soleil. L’œil vif lui aussi mais d’un vert foncé qui devenait presque jaune autour de la pupille, il ne quittait pratiquement jamais la cotte aux mailles brillantes qui apparaissait sous un tabard rouge à ses armes : c’était son collègue et ami, Galeotto.

Cola di Monforte, comte de Campobasso, appartenait à une antique famille des environs de Naples qui s’était attachée à la fortune de la maison d’Anjou. D’étranges bruits couraient sur lui et les siens. On disait que son père était mort lépreux et qu’il avait tué sa femme infidèle dont il avait eu cependant deux fils. Quand, en 1442, le « bon roi René » qui régnait sur Naples et sur la Lorraine avait été chassé, par Alphonse d’Aragon, de son royaume méditerranéen sur lequel veillait le Vésuve, Campobasso, alors âgé de dix-huit ans et attaché à la suite de Jean de Calabre, le fils aîné de René, ami de surcroît de son fils Nicolas, avait quitté sans regret une terre pauvre et qui ne rapportait guère pour les doux horizons de la Provence et de l’Anjou. Du château de Tarascon à celui d’Angers, Campobasso avait suivi la fortune de Nicolas de Calabre devenu duc de Lorraine à la mort de son père Jean. Cela lui avait valu de devenir maître et seigneur du château de Pierrefort, à Martaincourt, une vigoureuse forteresse dominant de ses hautes murailles la pittoresque vallée de l’Esch où il tenait garnison comme un prince. En effet, condottiere dans l’âme, attaché à la guerre autant qu’à l’argent, Campobasso n’était pas parti seul de ses terres campaniennes mais avec quelques-uns de ses vassaux qui lui composaient l’agréable début d’une petite armée avec laquelle il convenait de compter car, bien équipée et bien entraînée par un homme pour qui les armes n’avaient plus de secrets, elle composa rapidement une « condotta » de valeur.