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Peut-être Campobasso serait-il demeuré fidèle à la maison d’Anjou si, à la fin de juillet 1473, le jeune duc Nicolas n’était mort subitement. Si vite même que l’on parla d’empoisonnement mais il fallait un successeur. La noblesse lorraine porta la couronne ducale à la fille aînée du vieux roi René, Yolande, veuve du comte Ferry de Vaudémont, mais celle-ci ne souhaitait pas régner : elle vivait de ses souvenirs dans son château de Joinville. Cependant elle avait un fils de vingt-deux ans auquel, tout naturellement, elle transmit ses droits héréditaires. Celui-ci devint le duc René II.

Mais ce maître-là ne convenait pas à Campobasso. Il le jugeait trop frêle, trop aimable, trop « damoiseau ». En revanche, quand en septembre et à Luxembourg, alors qu’il faisait encore partie de la garde de René II, il rencontra le duc de Bourgogne, il pensa que c’était là le chef qui correspondait à ses vœux. Il connaissait d’ailleurs le Téméraire pour l’avoir rencontré, huit ans plus tôt, lorsqu’il prenait la tête de cette fameuse Ligue du Bien Public montée contre le roi de France et dont faisaient partie Jean de Calabre, alors duc de Lorraine, et son fils Nicolas. Il s’en fallait de deux ans que Charles ne s’installât sur le trône de son père mais son arrogance et sa splendeur séduisirent Campobasso. Devenu le Grand-Duc d’Occident, il l’éblouit.

Résultat : toujours en cette année 1473 mais en décembre, le Téméraire mettait pied à terre dans la cour du château de Pierrefort où le condottiere l’accueillait. Le Bourguignon n’eut aucune peine à détourner son hôte du service de « l’Enfant », car celui-ci n’attendait que cela. Royalement payé et couvert de présents par le plus fastueux des princes, Campobasso accepta le poste de commandement des troupes lombardes qu’il se chargeait d’aller recruter à Milan.

En dépit des apparences, c’était à peine une trahison. Charles de Bourgogne se disait le meilleur ami du jeune René qu’il avait obligé à accepter sa protection « contre les menées du roi de France ». Protection qui coûtait au jeune souverain quatre de ses meilleures villes où s’installèrent des garnisons « protectrices », essentiellement bourguignonnes et entièrement tyranniques.

« L’Enfant » cependant ne s’y trompa pas et, trois mois plus tard, il faisait incendier le donjon de Pierrefort en l’absence de son propriétaire – il n’eut pas le temps de détruire le reste – privant ainsi le château du Napolitain de sa meilleure défense.

Pour consoler Campobasso le Téméraire lui promit que, la Lorraine soumise, il pourrait choisir telle ville qui lui conviendrait. Son intention était en effet d’écraser le petit duc pour s’assurer ses terres qui étaient le meilleur lien pour unir les Pays-Bas à la Bourgogne proprement dite.

Promesse encore à tenir, en cette fin d’année 1475, car, depuis, le Téméraire n’avait cessé de guerroyer et Campobasso de le servir avec un talent et une fidélité qui semblaient à toute épreuve.

Jacopo Galeotto était moins compliqué. Condottiere au service du duc de Milan, il rejoignit sans se faire prier l’armée bourguignonne au siège de Neuss lorsque Campobasso vint le lui demander. Les deux hommes étaient liés d’amitié et se complétaient car, si l’un et l’autre étaient des guerriers endurcis et des cavaliers émérites, Galeotto possédait un talent supplémentaire et bien utile : c’était un ingénieur traînant après lui une troupe de charpentiers habiles à construire tours de siège, béliers et autres machines de guerre – et ces engins firent merveille au siège de Neuss mais sans parvenir à vaincre la résistance acharnée des habitants et de la garnison. Galeotto, bien sûr, en conçut quelque rancœur cependant que Campobasso commençait à se poser des questions. Il avait vu la superbe armée bourguignonne bloquée durant des mois devant un caillou têtu et s’y user sans résultat intéressant. Or, gagner à Neuss, c’était mettre l’empereur à genoux et c’était ouvrir l’Allemagne à ses appétits. Au lieu de cela, il avait fallu se replier sous la bénédiction d’un évêque italien ce qui n’était qu’une mince consolation pour qui espérait un gros butin.

Campobasso y pensait encore. Il y avait à présent deux grandes heures qu’il jouait aux échecs avec son ami sans s’intéresser vraiment au jeu. Son esprit était ailleurs. Soudain, il se leva. Si brusquement que l’échiquier se renversa. Les pièces noires et blanches roulèrent sur le dallage qu’aucun tapis ne réchauffait.

– C’est malin ! grogna Galeotto. Le prochain coup, tu étais échec et mat mais tu ne comprendras jamais que s’obstiner à défendre sa reine est une erreur.

– Excuse-moi. Je joue mal, c’est vrai, mais je ne suis pas à ce que je fais.

– Où es-tu alors ?

Sans répondre, le condottiere alla jusqu’à l’une des fenêtres qui dominaient la Moselle et en considéra un instant le flot vif qui reflétait un ciel désespérément gris. Au-delà du pont gardé par ses mercenaires, il pouvait distinguer quelques faibles lumières jaunes qui s’allumaient dans le vieux quartier juif presque désert d’ailleurs car, si les ducs de Luxembourg avaient montré aux enfants d’Israël une certaine tolérance, il n’en allait pas de même avec le duc de Bourgogne. Les plus jeunes d’entre eux étaient partis pour rejoindre les colonies juives de Francfort ou de Cologne. Seuls, quelques vieux restaient pour le service de l’antique synagogue et ils étaient les seuls, dans une ville où Campobasso faisait peser une férule impitoyable, à se féliciter de sa présence. Habitué depuis toujours aux ghettos des cités italiennes, le commandant de la place n’avait pas jugé utile d’exterminer quelques vieillards qui avaient d’ailleurs eu la bonne idée de lui acheter leur tranquillité.

Galeotto rejoignit son ami près de la fenêtre et considéra un instant la grisaille extérieure :

– Que trouves-tu de si passionnant à regarder tomber la pluie sur la rivière ?

– Ce n’est pas la pluie que je regarde : ce sont nos hommes. Ils sont tous nés au-delà des Alpes et ils sont tous aussi malheureux que moi.

– Malheureux ? En voilà un mot dans ta bouche ! Qu’est-ce qui te gêne ?

– Tout ! Et d’abord cette ville où tout est noir ! Noir comme cette terre où il ne pousse rien...

– Mais qui nous donne du fer avec lequel on forge des armes. Ce n’est pas un mince avantage.

– Tu crois ? Moi je donnerais tout le fer du monde pour revoir la baie de Naples et mes collines sous le soleil...