Un moment plus tard, le Castillan et l’Écossais faisaient leur entrée dans la salle qui, avec sa table disposée pour le repas et les suppléments de chandelles et de torches que l’on y avait allumés, avait perdu son aspect glacial. Des odeurs de viandes cuites les accompagnaient :
– Voici Esteban, présenta Fiora. Il est tout à la fois mon écuyer, mon secrétaire, mon mentor et mon garde du corps. Et voici Denis Mercier qui a bien voulu me servir de guide depuis Paris.
Le condottiere considéra les deux hommes avec intérêt. Esteban avec sa tête carrée, son nez cassé, ses cheveux drus et son corps trapu était l’image même du soldat de fortune tel qu’il aimait à en recruter. Et n’avait guère l’aspect d’un secrétaire. Quant à l’autre avec ses épaules de corsaire et son air arrogant, il sentait le militaire plus encore que son compagnon...
– Pour connaître si bien les chemins, tu es de par ici ? demanda-t-il à Mortimer qui, sans se soucier de formules de politesse excessives, répondit paisiblement :
– Non. Je suis du Berry mais j’ai beaucoup voyagé.
– Tant que ça ? Un bon guide peut être très précieux. Je pourrais sûrement t’employer... à moins que tu ne préfères rentrer chez toi. A qui es-tu ?
– A personne. Mais j’ai ma maison et mes habitudes et dès l’instant où ma mission est remplie...
« Le diable m’emporte, pensa Campobasso, si ce géant n’appartient pas à la fameuse Garde Ecossaise du roi Louis ? En ce cas, la belle cousine pourrait être... une messagère ? » Et comme des valets entraient portant bassins, aiguières et serviettes, immédiatement suivis de Galeotto qui avait fait quelque toilette, il déclara :
– Passons nous laver les mains, ma belle cousine et puis à table !
– Tu pourrais me présenter ! grogna Galeotto dont la figure, rasée de frais, montrait quelques estafilades.
– C’est trop juste. Donna Fiora, voici le seigneur Jacopo Galeotto, de Milan, qui commande avec moi le corps des Lombards de Mgr le duc de Bourgogne. Donna Fiora Beltrami, de Florence.
– Ah Florence ! soupira le capitaine avec âme, je l’ai visitée, jadis quand le duc Galeazzo-Maria Sforza et la duchesse Bona sont allés visiter les seigneurs de Médicis ! Quelle fête nous avons eue ! Quelles belles joutes ! Quels vins ! Quelles femmes... C’était en...
– En 1471, il y a quatre ans, dit Fiora avec un sourire en voyant s’éclaircir sous cette précision qui affirmait sa qualité de Florentine le visage un instant soucieux de Campobasso. Votre duchesse Bona était bien belle ! Mon père a eu l’honneur de danser avec elle...
Et l’on prit place à table en évoquant la splendeur du Magnifique pour le plus grand plaisir de Fiora, heureuse de pouvoir parler de sa ville bien-aimée, de cette Florence qui lui avait fait tant de mal et dont, pourtant, l’image et le souvenir ne quitteraient jamais son cœur...
Deux heures plus tard, debout dans l’embrasure de la fenêtre étroite de la chambre où on l’avait conduite, Fiora attendait Campobasso. Elle savait qu’il viendrait car il n’y avait pas à se tromper sur le regard appuyé qu’il avait eu, tout à l’heure, en lui baisant la main pour un « bonsoir » hypocrite. Elle y était résignée car Commynes, sur l’ordre du roi, lui avait tracé, du condottiere napolitain, un portrait à l’acide d’une extraordinaire fidélité. Elle savait sa propre situation ambiguë et aussi qu’elle avait affaire à un homme emporté et sans patience. Si elle se refusait après l’avoir si bien ensorcelé, elle risquait de le subir de force. Mieux valait lui laisser croire encore qu’elle était séduite : elle n’en aurait que plus de puissance...
Mais elle n’avait pas voulu se coucher et c’est debout qu’elle l’attendait. Le lit à courtines rouges, datant du siècle précédent et au moins assez vaste pour quatre personnes, que l’on avait ouvert, demeurerait vide aussi longtemps qu’elle le désirerait. Son orgueil, en effet, refusait de recommencer les prémices de la scène affreuse vécue chez Pippa, dans le bordel du quartier Santo Spirito : la fille offerte plus qu’à demi nue, telle une venaison sur un plat-Autour de ses épaules qui frissonnaient malgré elle, comme si l’on eût été en plein hiver, elle serrait une écharpe. Elle n’avait pas peur pourtant. Campobasso allait être le troisième homme à posséder son corps, après Philippe et l’affreux Pietro. L’un lui avait apporté l’éblouissement de l’amour comblé, l’autre l’horreur d’un viol sadique dont elle gardait le souvenir épouvanté. Entre ces deux extrêmes, Campobasso n’avait guère de chance de laisser une trace quelconque. Elle l’attendait avec l’indifférence qui devait être celle d’une courtisane car elle acceptait de jouer ce rôle. Son corps était le piège tendu en vue de la perte d’un prince. Il fallait engluer le condottiere assez fortement pour le détacher entièrement du Téméraire. Néanmoins, c’était une chance – et Fiora l’admettait volontiers – que l’homme ne soit pas dépourvu de séduction.
A Florence... un siècle plut tôt, Démétrios lui avait promis de l’armer pour les combats à venir et il avait tenu parole. Un soir, sur le bateau qui les avait conduits en Provence, il avait dessiné pour elle un corps masculin en lui indiquant les zones érogènes. Il l’avait fait avec la froideur et le détachement d’un professeur d’anatomie en face d’une élève et celle-ci avait reçu son enseignement dans le même esprit...
– Dans certains pays d’Afrique et d’Orient, les filles sont éduquées dès le jeune âge en vue des plaisirs de l’homme, lui dit-il alors, et ce n’est pas une mauvaise chose car le pouvoir de la femme s’en trouve renforcé. Même une créature aussi belle que toi peut avoir besoin d’être initiée. Tu n’en seras que plus redoutable.
En outre, le Grec avait composé pour elle un parfum dont il lui avait recommandé de se servir avec modération et uniquement dans certaines circonstances.
– Les femmes de harem en usent pour exciter les sens de leur seigneur et maître mais, avait ajouté Démétrios avec une satisfaction d’inventeur, je lui ai apporté quelques perfectionnements.
Ce soir, pour la première fois, Fiora en avait mis. Très peu, juste, du bout du doigt, une goutte derrière l’oreille et une entre les seins. C’était peu mais elle avait tout de même l’impression d’embaumer comme une cassolette allumée. Elle en tirait plus d’assurance, sans doute, mais aussi la bizarre impression d’avoir changé de personnalité, d’être en train de se dédoubler en quelque sorte. Son âme s’éloignait un peu d’un corps dont elle allait pouvoir contrôler froidement les réactions et le comportement...
Au-dehors s’éteignaient les bruits de cette ville inconnue. Les feux qui mettaient un reflet rougeâtre au plafond de la chambre étaient ceux des postes de garde échelonnés sur les remparts et au long de la Moselle. Les cris que se renvoyaient les sentinelles étaient en dialecte lombard, si proche du toscan que la jeune femme ne pouvait s’empêcher d’en éprouver du plaisir... La cité luxembourgeoise, muette et noire au fond de la nuit, disparaissait complètement. Les troupes qui l’occupaient lui imposaient ainsi leur propre couleur...
La porte, en s’ouvrant, grinça légèrement. En dépit de son courage, Fiora sentit un frisson glacé courir le long de son dos. L’instant difficile était venu, l’instant où il fallait, plus que jamais, demeurer maîtresse d’elle-même...
De l’ombre se détacha une ombre plus dense que le reflet lointain de la veilleuse effleura à peine :
– Vous n’êtes pas encore au lit ? fit Campobasso. Ne saviez-vous pas que... j’allais venir ?
– Si fait... mais je ne me couche jamais pour attendre une visite. Ce serait me placer en état d’infériorité...
– Il y a visite et visite et je n’ai pas conscience que ma présence dans cette chambre en soit une... J’espérais...