– Soyez sans crainte : personne ne vous manquera de respect dans ce château mais, voyez-vous, je ne suis pas certain que vous ayez, vous, très envie de devenir sa femme et, comme il tient à vous, je veux être assuré que vous serez prête à le recevoir quand il le souhaitera.
– Quelle sottise ! Ne suis-je pas venue à lui de bon gré ? -Sans doute... mais dans quel but ? Parce que vous rêviez de lui depuis longtemps ? Je ne crois pas cela : vous êtes toute jeune et lui sera bientôt vieux.
– Ne savez-vous pas que je suis sa cousine ?
– C’est possible... mais ce n’est pas certain. Quant à moi, j’ai reçu mission de vous garder et je vous garderai, au besoin contre vous-même. Et croyez bien qu’il m’en coûte ! Sans vous je serais à ses côtés pour la guerre qui se prépare.
– Quelle guerre ? On est en train de signer la paix...
– Et moi je vous dis que le duc va repartir en guerre. -A la mauvaise saison ? Comme c’est vraisemblable !
– C’est sans importance pour d’authentiques soldats. Voulez-vous rentrer à présent ?
– Je me plaindrai du sort que 1 ‘on m’a fait ici !
– Mais le maître, lui, ne se plaindra pas : ce qu’il veut, c’est vous avoir dans son lit, et moi je veillerai à ce que vous n’en sortiez pas, justement, de ce lit !
Furieuse, Fiora rentra au logis en se donnant le plaisir dérisoire de faire claquer la porte derrière elle.
Et les jours, et les nuits se mirent à couler, tristes, gris, tous pareils et étouffants d’ennui. Le temps avait repris ses couleurs désolantes et l’été s’était achevé dans les grandes pluies et les vents démesurés de l’équinoxe. Pierrefort, environné de nuages et de tourbillons, ressemblait à un vaisseau dans la tempête et Fiora aimait alors à monter sur les remparts pour le plaisir violent de se laisser fouetter par les bourrasques. Elle rêvait d’être emportée par l’une d’elles et de pouvoir, comme un oiseau, voler par-dessus les créneaux pour se plonger dans la campagne détrempée comme elle eût plongé dans la mer... Mais il fallait toujours redescendre... et au logis elle étouffait.
Elle passait de longues heures assise dans la salle, au coin de l’immense cheminée où le bois brûlait tout le jour, sans rien faire, le regard perdu dans le jeu capricieux des flammes. Elle n’avait aucun moyen de s’occuper car on ne trouvait pas un livre dans ce château ni rien qui permît de broder ou d’occuper ses mains à quelque ouvrage. La nuit, Salvestro l’enfermait à clé dans sa chambre et couchait en travers de la porte pour plus de sûreté encore : Fiora pouvait l’entendre ronfler comme une toupie d’Allemagne. Entre-temps n’ayant rien à se dire, ils n’échangeaient que peu de mots. La seule péripétie notable était représentée par les nouvelles que, deux fois la semaine,
Salvestro envoyait chercher à Toul ou à l’abbaye de Domèvre quand on allait aux provisions.
Ainsi que l’avait prédit le vieil écuyer, le Téméraire avait levé son étendard violet et noir et rouvert les portes de la guerre. Après avoir envoyé, le 15 septembre, au jeune duc René un manifeste qui n’était rien d’autre que la plus belliqueuse des déclarations, il avait pris le commandement de son armée et commençait à envahir la Lorraine. Il était précédé par un premier corps de troupes aux ordres du maréchal de Luxembourg et de Campobasso qui avaient mis le siège devant Conflans-en-Jarnisy. René II était parti pour la France afin d’essayer d’obtenir l’aide de Louis XI sans y croire tout à fait puisque le roi venait de signer la paix de Soleuvre avec la Bourgogne. L’écho des combats faisait frémir le vieux Salvestro comme un cheval de bataille qui entend la trompette et le rendait plus désagréable encore s’il était possible.
Une nuit, Fiora fut réveillée par le vacarme de la herse et du pont. Il y eut le galop d’un cheval, des cris. Elle sauta à bas de son lit et enfilait sa chemise pour aller voir ce qui se passait mais n’eut qu’à peine le temps de se poser des questions. Déjà Campobasso, le casque sous le bras, son armure dégouttante et le regard étincelant était entré. Un instant ils se regardèrent en silence puis, laissant tomber son heaume et arrachant ses gantelets, il marcha vers elle...
– Il fallait que je vienne ! dit-il. Conflans se passera de moi pendant une vingtaine d’heures...
– Tu veux dire... que tu as abandonné ton poste pour venir jusqu’ici ?
– Oui... au risque de me déshonorer mais je n’en pouvais plus... J’ai besoin de toi... plus encore que de l’air que je respire. Viens m’aider à ôter cette ferraille ! J’ai deux heures environ.
Au lieu d’obtempérer, elle s’empara d’une grande écharpe pour en couvrir son trop mince vêtement, croisa les bras sur sa poitrine et s’adossa à la fenêtre :
– Non ! C’est un peu trop facile de tomber ici comme la foudre en déclarant que tu as besoin de moi ! Eh bien, vois-tu, moi, je n’ai nullement besoin de toi, aucune envie de toi et, si tu me veux, il faudra me faire violence !
Décontenancé par sa réaction, il ne sut que balbutier penaud :
– Mais... Fiora... nous nous aimons ! As-tu déjà oublié Thionville, notre chambre... et comme nous nous sommes aimés ?
-Je n’oublie rien. Toi, en revanche, tu sembles avoir perdu de vue ce que l’on doit à une femme de ma qualité. Que suis-je ici ? Une fille soumise à ton bon plaisir ? Regarde ces barreaux à ma fenêtre ! Sais-tu que je n’ai le droit de prendre l’air que sur le chemin de ronde et flanquée de deux gardes ? Sais-tu que ton écuyer couche en travers de ma porte ? ...
– N’en sois pas fâchée, je t’en supplie ! C’est moi qui ai donné ces ordres à Salvestro. Il le fallait... pour ta sûreté !
– Qu’est-ce que ma sûreté peut bien venir faire ici ?
– Il faut comprendre ! Outre que cette place n’est pas absolument sûre, je ne pouvais te laisser seule au milieu d’une garnison sans prendre quelques précautions. Je sais trop qu’aucun homme n’est à l’abri de ta beauté. Ceux d’ici sont faits comme les autres et, après boire, une fenêtre est vite escaladée... Salvestro !
Le vieux soldat apparut aussitôt. Il devait être collé contre la porte, comme d’habitude...
– Aide-moi à enlever tout ça ! lui ordonna Campobasso.
– Peine superflue, ricana Fiora car tu repartiras comme tu es venu. Je n’accepterais jamais d’être traitée comme une ribaude !
– Je te traite comme ma femme, un point c’est tout. -Vraiment ? On dit que tu l’as tuée ! Vas-tu recommencer ?
– Vous êtes bien indulgent, Monseigneur, de discuter avec cette créature, grogna Salvestro qui achevait d’ôter les pièces d’armure. Je vais vous la maintenir et vous en userez à votre plaisir...
Mais Campobasso, d’une bourrade, l’envoya balader sur le mur :
– Va me chercher du vin ! Ensuite, ferme cette porte à clé et reviens me quérir dans deux heures. Que l’on me tienne un cheval frais !
Pendant ce temps, l’esprit de Fiora travaillait. Deux heures, ce n’était pas beaucoup. Et, même, ce n’était pas suffisant... Que se passerait-il si elle réussissait à l’empêcher de repartir ? Il serait déshonoré, certes, mais de cela elle ne se souciait d’aucune façon... Et le jeu en valait comme on dit, la chandelle...
Lorsque Salvestro eut rapporté le vin et que le bruit de la clé tournant dans la serrure se fut fait entendre, elle se mit à rire. Il restait là, à quelques pas d’elle, le front soucieux, remâchant visiblement l’accusation qu’elle lui avait jetée à la tête :
– Cesse de rire ! Qui t’a dit...
– Que tu as tué ta femme ? Mais mon cher, cela fait partie de ta légende. Au surplus, cela ne me préoccupe en rien !