Pendant ce temps Fiora, après avoir attendu quelques instants seule dans une sorte d’antichambre tendue de velours pourpre, accédait, toujours guidée par le capitaine des gardes, à une pièce somptueuse, tendue d’une toile entièrement brodée d’or qui brillait comme une mitre d’évêque. Au milieu, éclairé par un candélabre où brûlaient une profusion de cierges, et par des lampes de cristal, une sorte de trône se dressait sous un baldaquin de pourpre frappé des armes de Bourgogne. Sur ce trône, un homme était assis que Fiora reconnut aussitôt pour l’avoir entendu décrit par sa nourrice : « Il a le visage large et coloré au menton puissant, aux yeux sombres et dominateurs. Ses cheveux sont noirs et drus... » Cet homme, c’était le Téméraire.
Il portait une longue robe de velours rouge ceinturée d’or, réchauffée d’un collet d’hermine sur lequel s’étalait le collier de la Toison d’or. A son bonnet de même velours brillait un joyau étrange et fascinant : une aigrette de diamants retenue par un petit carquois fait de perles et de rubis, et la prisonnière pensa qu’il ressemblait à l’un de ces princes de légendes dont son père lui contait les belles histoires quand elle était enfant. Très certainement l’empereur n’était pas plus imposant que lui. Cependant, elle n’en eut pas peur et même elle eut un peu envie de rire en pensant que, depuis des mois, elle rêvait d’abattre cet homme défendu par une armée de gardes et une autre de serviteurs, plus encore que par sa propre légende. Elle, simple fille sans aucune puissance, et son ami Démétrios, un médecin grec vieillissant, ils avaient juré de tuer le Grand Duc d’Occident sans même savoir s’ils pourraient un jour l’approcher... Et voilà qu’elle était devant lui, mais captive, liée de cordes et que, sans doute, elle ne vivrait pas assez pour voir se lever la prochaine aurore, car ce visage sombre, ces yeux chargés d’éclairs qui la considéraient en silence n’auguraient rien de bon. Mais elle n’avait toujours pas peur.
– Ainsi, dit-il enfin d’une voix grave et sonore qui aurait pu être celle d’un chanteur, ainsi tu es la fille pour laquelle un de mes meilleurs capitaines oublie ses devoirs et abandonne son poste devant une ville assiégée ? D’où sors-tu donc pour ne pas savoir que l’on s’incline devant un prince ?
– Une femme ne s’incline pas, monseigneur, et je ne saurais saluer comme il convient avec les mains liées. Je cherche d’ailleurs, depuis que l’on m’est venu chercher, la raison de ceci, ajouta-t-elle en élevant ses poignets entravés. Je n’ai, que je sache, tué ni volé personne ?
– Tu es une espionne au service de mon beau cousin, le roi Louis de France. C’est pire à mes yeux.
– Vraiment ? N’ai-je pas entendu dire qu’une trêve de neuf années avait été signée à Soleuvre entre le roi et Votre Seigneurie ? Je pensais qu’il était possible de voyager à son aise dès l’instant où les armes se sont tues ?
– Ici elles parlent encore. Ainsi, tu as eu fantaisie de visiter les frontières et singulièrement une ville où, comme par hasard, était concentrée une grande partie de notre armée ?
– J’ai eu le désir de rencontrer le seul cousin qui me reste, oui monseigneur.
– Cousin ! Campobasso est ton cousin ?
– Je ne vois pas en quoi, dit Fiora avec un demi-sourire, ce lien de parenté peut offenser le puissant duc de Bourgogne. Et puisque nous parlons d’offense, j’aimerais,
Monseigneur, que vous cessiez de me tutoyer. Je suis de bonne naissance et le roi Louis que j’ai rencontré, en effet, m’a toujours parlé avec déférence. Je n’ai pas entendu dire que Sa Majesté soit de moins bonne maison que Votre Seigneurie.
Devant l’audace de cette femme dont les grands yeux gris le considéraient avec une ironique insolence, la colère de Charles éclata. Le visage soudain aussi rouge que sa robe, il se dressa debout et ordonna :
– La Marche ! Obligez cette femme à s’agenouiller devant nous et faites-lui comprendre que sa vie ne tient qu’à un fil. Elle a tout intérêt à cesser d’exciter ainsi notre colère !
Sans un mot, le capitaine des gardes vint derrière Fiora et pesa sur ses épaules jusqu’à ce que ses genoux plient. Ils tombèrent assez rudement sur le tapis mais la jeune femme ne baissa pas la tête pour autant.
– Il eût été plus simple, dit-elle, de me délier les mains. Vous auriez pu constater alors, monseigneur, que je sais saluer un prince comme il convient de le faire. Un geste obtenu par force n’a jamais été signe de respect... Cela dit, faites-moi exécuter si cela peut vous satisfaire.
Ce tranquille courage éteignit la fureur de Charles. C’était, en effet, de toutes les vertus, celle qu’il appréciait le plus :
– Vous ne craignez pas la mort ?
– Pourquoi la craindrais-je ? La vie ne m’a rien apporté qui mérite d’être regretté.
Le Téméraire s’approcha et se pencha un peu pour scruter les profondeurs de ce regard qui ne fuyait pas le sien. Soudain, il tira de sa ceinture une dague dont la poignée d’or était enrichie de pierreries et en appuya la pointe sur le cou de la jeune femme :
– Je vous accorde le temps de dire une prière !
– C’est inutile, murmura Fiora. Dieu n’a rien à me pardonner car je ne crois pas l’avoir jamais offensé gravement. Lui, en revanche, s’est plu à me faire souffrir. S’il consent à entendre de moi une prière, qu’il me réunisse à mon père assassiné !
Elle ferma les yeux, attendant que l’arme s’enfonce mais déjà elle s’éloignait. D’un geste vif, le duc trancha les cordes qui liaient les mains de la jeune femme :
– Je crois, pardieu, que vous dites vrai, fit-il d’une voix sombre. Vous n’avez pas peur... Sors, La Marche ! Et vous, relevez-vous !
Mais Fiora n’eut pas le temps d’exécuter cet ordre : Campobasso venait de faire irruption dans la pièce. Il vit Fiora à genoux et le duc, un poignard à la main :
– Monseigneur ! cria-t-il. Pour l’amour de Dieu ne touchez pas à cette jeune femme ! Je l’aime et je veux l’épouser !
Il se précipitait vers Fiora, la relevait et, passant un bras autour de ses épaules, il reprit :
– Ne la rendez pas responsable des fautes que j’ai pu commettre, mon prince ! Sans bien s’en rendre compte, elle a allumé en moi un feu dévorant qui ne me laisse ni trêve ni repos. Je ne peux plus vivre sans elle et...
– Dehors ! hurla le duc. Qui t’a donné l’audace d’entrer ici sans y être appelé ? Où sont mes gardes ? ... La Marche !
– Non, n’appelez pas, Monseigneur ! pria Campobasso avec un regard douloureux à Fiora qui l’avait repoussé. Je ne cherche en rien à offenser Votre Seigneurie mais on m’a dit que vous aviez fait conduire ici donna Fiora et à la pensée qu’elle était livrée sans défense à votre colère...
– Sans défense ? Je trouve, moi, qu’elle s’en tire fort bien ? Qui t’a prévenu ?
– Mon écuyer, Salvestro da Canale, que j’avais chargé de la garder en mon château de Pierrefort. Il a suivi l’escorte qui l’amenait ici. Ne me la prenez pas, Monseigneur, je vous en conjure, car elle ne mérite pas l’irritation où je vous vois. Comprenez ! Nous sommes l’un à l’autre, nous nous aimons et il ne manque, à notre bonheur, que la permission de notre prince et la bénédiction...
– Et pourquoi pas ma permission à moi ? claironna une voix furieuse dont le son fit manquer un battement au cœur de Fiora. Mal contenu par Olivier de La Marche et un page qui faisaient de courageux efforts pour le maîtriser, Philippe de Selongey venait de faire irruption à son tour dans la tente ducale. Le visage du duc devint couleur de brique :
– Selongey maintenant ? gronda-t-il. Ah ça, mais on entre ici comme dans un moulin ! Que venez-vous faire ici ? Sortez !