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Au lieu d’obéir, Philippe mit un genou en terre mais sans baisser la tête et sans perdre un pouce de sa fierté :

– Je demande excuse, monseigneur, pour ce manquement à l’étiquette ! Votre Seigneurie me connaît : elle sait combien je lui suis fidèle et attaché mais il fallait que je vienne et je n’ai pas pu m’en empêcher quand j’ai vu ce reître forcer votre porte...

– Personne apparemment n’aurait pu vous en empêcher ! J’attends à présent que vous me disiez ce que vous venez faire ici. Avez-vous cru – et ce serait une bonne excuse – que Campobasso en voulait à notre vie ?

– Non, monseigneur. Je viens réclamer ce qui m’appartient. Cette jeune dame est ma femme !

Un boulet tombant au milieu de la tente princière n’eût pas causé surprise aussi grande. Le duc considéra un instant chacun des trois personnages de cette étrange scène avec un regard qui ne présageait rien de bon puis retourna, plus sombre que jamais, siéger sur son trône. Campobasso réagit le premier. Tirant son épée, il voulut se jeter sur Philippe qui se relevait sur un geste du duc :

– Par tous les diables de l’enfer, tu mens, misérable ! Mais tu ne me la prendras pas...

– Assez ! cria le duc et déjà Olivier de La Marche avait bondi sur le condottiere et lui arrachait son épée cependant que son maître reprenait : On n’assassine pas, chez moi ! Pour avoir osé dégainer devant moi, vous devriez être puni, comte de Campobasso ! Retirez-vous !

– Mais, monseigneur...

– Ne m’obligez pas à répéter si vous voulez éviter la honte d’être jeté dehors ! ... Et maintenant Selongey à nous deux ! Faites très attention à ce que vous allez dire car il n’a jamais été permis à quiconque de se moquer de moi et moins encore à ceux qui sont dans ma faveur.

– Dieu me garde de jamais vous déplaire, mon prince. Depuis l’enfance je suis votre féal et je mourrai avant d’avoir usé à votre encontre d’une ironie qui serait sacrilège à mes yeux.

– Je te crois, Philippe ! En ce cas, réponds sans crainte : tu prétends que cette femme est tienne ?

– Je l’ai épousée à Florence où vous m’aviez envoyé auprès des Médicis, en février dernier. Son père, Francesco Beltrami, était alors l’un des deux ou trois hommes les plus riches et les plus puissants de la ville. Nous nous sommes mariés...

– Afin de pouvoir offrir au trésor de guerre de Votre Seigneurie les cent mille florins d’or qui constituaient ma dot et que les Fugger d’Augsbourg vous ont versés ! coupa Fiora enfin parvenue à maîtriser l’émotion ressentie quand Philippe était apparu devant elle, tellement semblable au souvenir qu’elle en gardait et pourtant différent.

Cela tenait peut-être à cette armure qu’il portait avec-aisance et qu’elle ne lui avait jamais vue, à ces cheveux plus courts, à ces traits creusés par la fatigue, à cette petite cicatrice qui entaillait sa joue mais son cœur avait bondi vers lui et la blessure secrète saignait à nouveau en dépit de la joie fugitive éprouvée lorsqu’il avait revendiqué son titre d’époux. Une joie qui s’était vite effacée. Reniée et abandonnée jadis, trompée à présent puisqu’une autre femme portait son nom, Fiora appela sa rancune au secours de ce cœur trop faible.

– Certes, admit Selongey, et je n’ai pas caché à votre père l’usage auquel je destinais cette somme importante mais je vous ai épousée pour une autre raison, Fiora. Souvenez-vous !

– N’allez pas prétendre aujourd’hui que vous m’aimiez alors que vous ne vouliez de moi qu’une seule nuit ? Vous m’avez abandonnée sans esprit de retour au lendemain de nos noces pour revenir à la seule femme que vous aimiez réellement et que vous avez dû épouser dès que vous m’avez crue morte. En admettant que vous ne l’eussiez point épousée avant ? ...

– Une autre femme ? Moi j’ai épousé quelqu’un d’autre ? Moi, Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or, je serais bigame ?

– Je ne vois pas d’autre terme à employer. Ou alors expliquez-moi qui est cette Béatrice qui règne en votre château de Selongey. On m’a appris là-bas qu’elle en était la dame...

– Béatrice ? s’écria Philippe. Elle est encore là ?

– Et pourquoi donc n’y serait-elle pas si elle est chez elle ?

Selongey se mit à rire de bon cœur, une petite flamme de gaieté soudain allumée dans ses yeux noisette.

– Je la croyais rentrée depuis longtemps chez ses parents. Sachez qu’elle est ma belle-sœur et rien de plus.

– Quand dites-vous la vérité et quand mentez-vous ? Une belle-sœur, cela suppose au moins un frère et vous avez dit à mon père que vous n’aviez aucune famille.

– Et c’était vrai. Mon frère aîné, Amaury, a été tué à la bataille de Montlhéry, il y a dix ans. Sa veuve espérait, je ne vous le cache pas, que je l’épouserais, ainsi que cela se fait assez couramment dans nos familles. Mais je n’ai jamais pu me résoudre à prendre pour femme qui je n’aimais pas. Vous, Fiora... je vous aimais.

– Vous m’aimiez... et cependant vous êtes parti sans me laisser l’espoir de vous revoir un jour.

– Je suis revenu pourtant et ce fut pour apprendre quelle catastrophe s’était abattue sur vous. On vous disait morte. Je n’avais aucune raison d’en douter.

– Philippe ! ... Mon Dieu... je vous ai tant haï !

A la fois bouleversée et envahie d’une joie presque trop forte après tout ce qu’elle avait enduré, Fiora, oubliant la présence du prince, tendait déjà les mains vers son amour retrouvé et Philippe allait peut-être s’élancer vers elle quand la voix froide du Téméraire, qui les observait en silence, les cloua sur place.

– C’est une belle histoire sans doute mais puisque, Madame, vous avez l’honneur d’être la comtesse de Selongey, voulez-vous m’expliquer comment il se fait que vous soyez aussi la maîtresse du comte de Campobasso et une maîtresse assez ardemment aimée pour qu’il souhaite l’épouser lui-même ?

Comme s’ils s’éveillaient d’un songe, ils se tournèrent vers lui du même mouvement automatique. La joyeuse lumière du bonheur vacilla et s’éteignit dans l’âme de Fiora comme elle venait de s’éteindre dans les yeux de Philippe ; la jeune femme comprit que ce prince, qui les dominait de sa splendeur quasi barbare, allait tout faire pour lui arracher l’homme qu’elle aimait et elle se prépara à combattre.

– N’ayant plus personne au monde, pourquoi n’aurais-je pas recherché le seul parent qui me restât, même si ce n’était qu’un lointain cousin ? fit-elle calmement.

– Et votre hâte était si grande que vous n’avez pas hésité à venir le trouver à Thionville, au milieu de nos armées ? Comment saviez-vous où il était ?

– Il suffisait de savoir où se situaient ces armées. Les faits et gestes d’un aussi grand prince que Votre Seigneurie sont vite connus. En allant vers l’endroit où résidait le duc de Bourgogne, on pouvait espérer rencontrer l’un de ses principaux capitaines. Il n’était que d’interroger en chemin...

– Et l’idée de rejoindre celui que vous aviez épousé ne vous effleurait pas ?

– J’ai déjà dit que je ne croyais plus à la réalité de notre mariage. D’ailleurs... je pensais qu’il n’était plus de ce monde. Il avait assuré à mon père que, pour effacer la mésalliance dont il marquait son nom en le donnant à la fille... d’un marchand, il espérait trouver au combat une mort honorable...

Le duc se tourna vers Philippe qui, le regard au loin, avait écouté sans rien dire, aussi froid que son armure.

– Est-ce vrai ?

– Que je voulais mourir ? Oui, monseigneur mais j’avais présumé de mes forces et surtout je n’avais pas prévu que j’aimerais autant. Au lendemain de notre mariage, je savais déjà que je n’accepterais pas de ne plus la revoir et qu’il faudrait qu’un jour ou l’autre je revienne...