– Sauriez-vous me dire quand cela est arrivé ?
– Le lendemain matin de votre venue et je ne sais, en vérité, lequel des deux était le plus acharné. Si on les avait laissés faire, ils s’entre-tuaient. Aussi, pour éviter que cela ne se reproduise, monseigneur en a envoyé un à l’est et l’autre à l’ouest...
– Merci de m’avoir renseignée, dit Fiora. Vous agissez envers moi en ami véritable et j’en suis extrêmement touchée. Puis-je encore vous demander quelque chose ?
– Si c’est en mon pouvoir... et ne contrarie pas trop mes ordres.
– J’espère que non. Je voudrais que vous acceptiez de me prévenir au cas où... il arriverait quelque chose au comte de Selongey.
Le jeune Colonna lui sourit et son étroit visage, brun comme une châtaigne, s’illumina puis, s’inclinant bien bas devant Fiora, il lui fit un beau salut :
– Ce fut toujours dans mon intention... Madame la comtesse ! C’est trop naturel-La gentillesse de cet enfant était bien le seul rayon de soleil qui mît un peu de chaleur dans les jours uniformément gris et tristes de la jeune femme. Les heures s’écoulaient lentes, interminables, toutes semblables. Un couvent avec sa rigidité eût été préférable à cette prison de toile d’où l’on ne voyait rien mais où l’on entendait tout. Le crépitement de la pluie alternait avec le bruit du canon, les cris de joie ou de douleur et le vacarme des assauts sans cesse repoussés. L’écho des prières aussi arrivait jusqu’à la captive car la tente du légat papal était proche et il y avait eu l’énorme explosion de joie suscitée par l’arrivée triomphale du Grand Bâtard de Bourgogne. Enfin, et c’était au moins agréable, Fiora entendit plusieurs fois chanter la maîtrise que dominait parfois la voix sonore de Battista. Mais Fiora avait tout de même l’impression déprimante d’être l’une de ces recluses comme elle en avait vu deux à Paris, qui vivent toute leur existence entre quatre murs de pierres que l’on maçonne autour d’elles et qui n’ont plus, sur la vie, que la vue très limitée d’une étroite fenêtre par laquelle leur arrivent les dons de la charité, et l’ouïe de ce qui se passe autour de ce tombeau à peine ouvert que l’on boucherait tout à fait à leur mort. Sans le jeune Colonna elle se fût crue oubliée mais elle ne savait plus très bien si elle souhaitait tellement la fin du siège qui ouvrirait sa prison – sans doute pour une autre et peut-être pour l’échafaud – et qui serait le signal du combat à mort auquel se livreraient les deux hommes qui déchiraient sa vie...
Un soir où le tintamarre avait été particulièrement fort et où elle avait même entendu rugir, non loin d’elle, la voix du Téméraire, elle attendit Battista avec plus d’impatience encore que de coutume pour savoir ce qui se passait et, quand elle entendit des pas, elle jeta le livre d’heures qu’elle avait trouvé dans l’un des coffres et qui était la seule lecture à sa disposition, donc sa seule distraction même si les prières qui s’y trouvaient n’éveillaient guère d’écho sensible dans son cœur.
Elle le vit apparaître dans l’ombre de la porte et constata qu’il avait tiré son bonnet jusque sur son nez.
– Fait-il donc si mauvais ? lui dit-elle gaiement. Je n’entends pourtant pas la pluie...
Sans répondre, il posa le plateau couvert d’une serviette à terre et, presque d’un même mouvement, arracha son bonnet et tira une dague de sa ceinture en s’avançant dans le cercle de lumière dispensée par le candélabre :
– Vous n’êtes pas Battista ? s’exclama Fiora. Qui êtes-vous ?
En même temps qu’elle posait la question, elle le reconnut. C’était le page de Campobasso, ce Virginio dont elle n’avait pu oublier le regard haineux et qui, à présent, dardait sur elle des yeux flambant d’une joie féroce :
– Qui je suis ? Je suis ta mort, ribaude ! grinça-t-il, en continuant à avancer lentement, un pas après l’autre, dégustant cet instant qu’il avait dû appeler de toutes ses forces durant des jours.
Une seule chose le troublait un peu : la femme ne manifestait aucun signe de crainte.
– Remettez cette dague au fourreau et allez-vous-en ! s’écria Fiora. Je n’ai qu’à appeler...
– Tu peux toujours appeler. J’ai endormi tes gardes avec du vin drogué. Tu n’as plus devant ta porte que deux paquets inertes et tu ne m’échapperas pas.
– Pourquoi voulez-vous me tuer ? Que vous ai-je fait ? -Je veux te tuer pour être sûr que Campobasso ne retournera plus jamais dans ton lit. Avant toi, je régnais sur lui. Il aimait mes baisers et mes caresses et puis, tu es venue... A présent, quand nous faisons l’amour, son esprit est absent et ça je ne peux pas le supporter.
Virginio se détendit soudain comme un ressort et fondit sur Fiora, la dague haute. De toutes ses forces, celle-ci hurla :
– A l’aide ! A moi ! ... Au secours ! ...
Elle tendait toutes ses forces pour écarter la lame meurtrière mais le page était grand pour son âge et bien entraîné alors que la claustration avait ôté à Fiora une partie de ses moyens. Il allait avoir le dessus et, dans une seconde, l’arme s’enfoncerait dans sa gorge. Elle ferma les yeux appelant encore à l’aide.
– J’arrive ! cria une voix qui lui parut celle même d’un ange.
Virginio fut arraché d’elle, désarmé, jeté à terre et bientôt il se tordit sous le genou vigoureux qui coinçait sa poitrine.
– Un peu jeune, l’ami, pour faire un assassin ! dit Esteban mais, apparemment, la valeur n’attend pas le nombre des années. Et maintenant qu’est-ce qu’on va faire de toi ?
– S’il vous plaît, messire, tenez-le-moi et prêtez-moi votre dague que je lui règle son compte, fit Battista qui apparaissait en chemise, couvert de boue et se frottant la tête où se gonflait une énorme bosse. Cette brute m’a assommé, dépouillé de mes vêtements et de mon plateau et, si j’ai bien compris, il a mis aussi les gardes hors d’état de servir ?
– Vous êtes dans le vrai. Mais si vous voulez m’en croire, vous feriez mieux d’aller chercher du secours... Je peux très bien tenir encore quelque temps. Je ne fatigue pas.
– Vous devez avoir raison. On ne peut pas étouffer l’affaire surtout quand on s’en prend aux soldats de monseigneur... et à son otage préféré. Le duc nous a tous rendus responsables de donna Fiora sur nos têtes...
Et Battista, s’enveloppant dans la couverture que lui tendait Fiora, repartit en courant et en appelant « A la garde ! ». Cependant, la jeune femme qui n’avait pas encore bien retrouvé ses esprits vint s’accroupir auprès d’Esteban qui maintenait toujours Virginio à terre en lui pointant une dague sur la gorge et considéra non sans stupeur la cotte verte à croix de Saint-André blanche serrée par un ceinturon sur une chemise de mailles, la longue épée qui pendait à son côté et le chapel de fer qui avait roulé à terre quand il s’était jeté sur le page.
– Esteban ! soupira-t-elle. Mais c’est un miracle ! Vous voilà bourguignon à présent ?
– C’est tout récent, donna Fiora ! fit-il avec un sourire aussi paisible que s’ils s’étaient quittés la veille. Mais je n’en ferai pas moins un bon soldat, ajouta-t-il avec un clin d’œil qui conseillait la prudence. Vous allez bien depuis notre dernière rencontre ? C’était... en Avignon, je crois ? Quant à moi, en faisant une ronde, j’ai vu ce gredin qui assommait un page, lui volait ses habits et son plateau, revêtait l’un et prenait l’autre et je l’ai suivi pour voir ce qu’il comptait faire. J’ai vu... mais c’est une vraie chance de vous rencontrer ! Si j’avais pu supposer que vous étiez là, en plein milieu de ce camp ! ...
Fiora avait compris à quoi rimait ce bavardage à bâtons rompus : même mis hors d’état de nuire, Virginio restait dangereux car il avait malheureusement une langue de vipère et savait s’en servir.