– En ce cas, pourquoi vous en inquiéter ?
– Parce qu’il est très lié avec le fonctionnaire chargé des auberges et des étrangers. Ce n’est pas à vous que je vais apprendre que nous tenons registre des voyageurs ? Je ne me vois pas du tout y inscrivant le nom de Beltrami.
– Eh bien, ne l’écrivez pas ! répondit vivement Léonarde. Et comme le mien, si modeste qu’il soit, pourrait peut-être aussi vous compromettre... prenez plutôt celui du docteur Lascaris ? ... Oui, c’est cela : vous avez reçu ce soir messire Démétrios Lascaris, médecin grec au service de Mgr Lorenzo de Médicis, sa nièce, la gouvernante de celle-ci, autrement dit moi, son écuyer et... son secrétaire ? Cela vous convient ?
– Le secrétaire, c’est celui qui était en croupe de l’autre et qui a l’air d’un paysan ?
– Soyez certain que, dès demain, il aura tout à fait l’allure de l’emploi, fit Léonarde goguenarde. Pour l’instant, évidemment...
– Qui est-il ? Je lui trouve un drôle d’air...
– Ne vous souciez donc pas de cela ! Si je vous le disais, vous seriez capable de vous évanouir dans votre marmite et cela gâterait la soupe. Au fait, on vous réclame là-bas si j’en crois les bruits que j’entends.
– Je viens, je viens ! cria maître Huguet qui ajouta, plus bas : Qu’avez-vous décidé ?
– Je vous le dirai demain. Vous m’avez appris des choses fort intéressantes dont je dois discuter avec donna Fiora et nos compagnons... Ah ! pendant que j’y pense : veillez à nous servir dans notre chambre et tous ensemble. Vous redoutez par trop les curiosités. Et puis, nous serons plus tranquilles !
– Moi aussi, approuva maître Huguet qui ne put cependant s’empêcher de ronchonner, en homme qui se méfie d’instinct de l’exotisme, qu’un médecin grec cela ne faisait pas très sérieux. Du coup Léonarde se fâcha :
– Le roi de France s’apprête bien à le prendre au sérieux, lui ? Pourquoi pas vous ? Mais si vous tenez tellement aux honneurs, vous pouvez toujours l’appeler Monseigneur, parce que j’ai négligé de vous spécifier qu’il est aussi prince, descendant d’un empereur de Byzance.
Et, sur cette flèche du Parthe qui laissa son cousin sans voix, Léonarde, abandonnant la cuisine d’où montait, avec des fumets délectables, le joyeux tintamarre du coup de feu, s’en alla rejoindre Fiora mais ne la mit pas tout de suite au fait de ce qu’elle venait d’apprendre, préférant s’accorder un temps de réflexion. Elle savait en effet que, sur la liste de ceux dont la jeune femme entendait purger la terre, Regnault du Hamel venait en première place. Comment allait-elle réagir en apprenant que son ennemi se trouvait si près d’elle quand elle pensait devoir le chercher à Autun ?
La tentation de ne rien dire était grande pour la vieille demoiselle qui craignait profondément de voir son « agneau » s’engager dans le chemin du crime, mais, d’autre part, si elle la laissait faire le voyage d’Autun pour y apprendre finalement que du Hamel se trouvait à Dijon, cela ne ferait que retarder l’inéluctable. Elle connaissait trop bien la jeune femme pour entretenir la moindre illusion : Fiora irait jusqu’au bout de la tâche qu’elle s’était assignée, quelles qu’en puissent être les conséquences.
Léonarde se borna donc, sur le moment, à dire qu’elle avait demandé que l’on servît le souper dans leur grande chambre et s’en alla en informer leurs compagnons.
Le repas que l’on prit en commun fut excellent car maître Huguet y avait apporté un soin tout particulier et se déroula dans une atmosphère joyeuse. Fiora était heureuse d’avoir pu accomplir le pèlerinage qu’elle souhaitait et plus encore d’avoir rencontré ce jeune oncle vers lequel se penchait instinctivement son cœur compatissant. Elle voyait dans ce hasard heureux un signe du destin.
Assis en face d’elle, Christophe de Brévailles n’était pas loin de se croire en paradis. Les deux nuits précédentes, il les avait passées, dans un bois d’abord, puis dans un trou de haie, mangeant le pain qu’il avait emporté du couvent et quelques fruits sauvages, buvant de l’eau des ruisseaux. Il n’avait pas été malheureux parce que la saison était belle et qu’il était soutenu par ce désir accroché en lui depuis tant d’années : voir la tombe près de la fontaine Sainte-Anne et y prier car, s’il fuyait le couvent, il n’avait pas perdu pour autant la foi. Et voilà qu’au moment où il allait devoir décider de son avenir et se choisir un chemin – mais dans quelle direction ? – le ciel avait suscité cette belle jeune fille qui était l’image identique de ceux qu’il avait tant pleurés. Et le même sang coulait dans leurs veines. Grâce à elle, sa vie misérable venait de prendre un tour nouveau et il ne pouvait s’empêcher de trouver amusant, lui qui n’avait jamais rencontré que des gens de son terroir, de partager la même table avec un médecin venu de Byzance, un Espagnol de Castille, sans compter cette ravissante nièce tombée du ciel qui se voulait florentine, bien qu’elle ait vu son premier jour de douleur sur la paille d’une prison bourguignonne... Elle avait vraiment les plus beaux yeux du monde et que ce prénom de Fiora était donc joli ! ... Sans compter que ce repas était bien le meilleur qu’il eût jamais dévoré de toute sa vie !
De son côté, en vrai philosophe volontiers épicurien, Démétrios se contentait de goûter l’instant de chaude convivialité autour d’une table agréable. Il était satisfait que Fiora eût commencé sa quête tragique par un succès et en tirait les meilleurs augures pour ce qui leur restait à accomplir même si le but final pouvait, d’ici, apparaître démentiel : abattre Charles le Téméraire, l’homme qui était peut-être le plus puissant d’Europe et cela, selon toute vraisemblance, au milieu de l’armée qu’il ne quittait plus depuis qu’il s’était mis en tête de devenir roi. Mais Démétrios croyait fermement aux miracles et, plus encore, à son inflexible volonté...
En fait, autour de cette table, Esteban était à peu près le seul à trouver la vie vraiment belle. Il avait goûté pleinement, en amoureux des grands horizons, le voyage depuis Florence, au long du rivage méditerranéen puis à travers la Provence pour rejoindre les vallées du Rhône et de la Saône. A présent, il découvrait, après quelques autres libations en chemin, la magnificence des vins de Bourgogne... et y prenait un plaisir extrême. Les yeux mi-clos et la mine épanouie il ne voyait pas plus loin, pour l’instant, que son gobelet empli d’un chaleureux vin de Chambertin...
Léonarde ne s’était guère mêlée à la conversation dont Démétrios avait heureusement fait les frais en homme qui a beaucoup vu et beaucoup retenu. Elle attendit que le dernier plat eût été emporté et la table débarrassée à l’exception d’une ultime bouteille. Elle avait conscience, en effet, de ce que pouvait représenter d’exceptionnel cette réunion avec le jeune Brévailles. Fiora souriait et c’était quelque chose qui importait fort à sa gouvernante.
Néanmoins, quand la porte de la chambre se fut refermée sur le dernier valet, elle se leva, marcha vers la cheminée où l’on avait allumé un feu en raison de la fraîcheur du soir, lui tendit ses mains qu’elle frotta un instant l’une contre l’autre. Puis, se retournant, elle fit face à ses compagnons. Esteban étant précisément en train de constater que cette auberge de la Croix d’Or était sans aucun doute la meilleure de toute la chrétienté :
– C’est certainement vrai, le coupa-t-elle. Le malheur est que nous ne puissions guère y séjourner longtemps. J’ai un certain nombre de choses à vous dire...
Tous parurent se figer : Fiora assise au pied du lit, Démétrios sur la bancelle près de la cheminée, Christophe sur un escabeau. Seul Esteban alla remplir son verre une dernière fois mais il ne souriait plus. Tous avaient conscience que l’instant privilégié venait de prendre fin...