– Je suis revenu à Florence.
– Vous l’avez déjà dit et cela non plus ne prouve rien. Vous avez écouté, en regardant brûler mon palais, les premiers ragots venus et vous êtes reparti, avec de grands soupirs sans doute mais, ces soupirs, je ne suis pas certaine qu’ils n’étaient pas de soulagement. Vous vous retrouviez veuf avec, devant vous, un nouvel avenir.
– Ce n’est pas vrai. Je suis revenu parce que je vous aimais, parce que je voulais vous revoir...
– C’est sans doute ce que vous avez essayé de vous faire croire à vous-même ? Si vous m’aviez aimée... comme moi je vous aimais, vous auriez détruit Florence, pierre par pierre, vous auriez creusé la terre avec vos ongles jusqu’à ce que vous eussiez retrouvé au moins mon cadavre mais vous êtes reparti tranquillement. L’histoire était finie, il n’y avait plus le moindre Beltrami au monde pour vous rappeler que, pour l’amour de votre maître, vous étiez allé jusqu’à souiller les aigles d’argent de vos armes en épousant l’enfant de l’inceste et de l’adultère, la fille de Marie de Brévailles. Vous n’aviez plus besoin de mourir comme vous l’aviez annoncé emphatiquement à mon père... et d’ailleurs, je suis bien obligée de constater que vous n’êtes pas mort !
– Et vous me le reprochez ? Vous me haïssez à ce point ?
– Décidément, vous n’avez rien compris...
L’une des broderies dorées que l’on avait tendues sur les murs de l’oratoire venait de se soulever sous la main du Téméraire qui s’avança vers Fiora, trop surprise par cette soudaine apparition pour songer au moindre salut. Philippe, lui, était devenu très rouge et voulut s’approcher de son maître mais celui-ci l’écarta d’un geste.
– Va-t’en Philippe ! Et songe à te confesser avant d’affronter Campobasso ! Je te verrai plus tard...
– Monseigneur ! Il faut que je vous dise... que je vous explique...
– Il n’y a rien à expliquer. J’ai tout compris. Laisse-moi avec elle !
Avec un dernier regard à Fiora, Philippe baissa la tête et quitta la chapelle dont les dalles résonnaient sous ses solerets d’acier sans que le duc eût seulement tourné les yeux vers lui. Charles fixait la jeune femme avec l’expression de qui vient de trouver la solution d’un problème difficile. Il vint jusqu’à elle et, avec des gestes d’une grande douceur, ôta les longues épingles qui maintenaient sa coiffure. Quand les lourds cheveux retombèrent le long du cou mince, il recula de quelques pas :
– Jean de Brévailles ! Je savais bien que ce visage appartenait à mon passé mais je ne le croyais pas si lointain ! Cela fait combien d’années ?
– Que vous avez refusé leur vie à une mère désespérée ? Dix-huit dans quelques jours. Je suis née très peu de temps avant leur mort. Ce qui m’étonne, c’est que vous en ayez conservé le souvenir ?
– Cela est, pourtant. Je l’aimais bien avant que la pure image de ce garçon fier et beau ne s’abîme dans la honte et le déshonneur...
– Pourquoi, monseigneur, n’ajoutez-vous pas, dans le sang, celui que vos bourreaux ont fait couler sur ce vieil échafaud que j’ai vu à Dijon ? Encore n’était-ce pas assez : il fallait aussi la boue, l’ordure, l’ignoble tombe où par votre ordre on les a jetés et où j’ai failli mourir...
– L’ordre venait de mon père, pas de moi.
– Mais vous n’avez rien fait pour y changer quoi que ce soit ! Si un homme, un de ces marchands que Votre Seigneurie dédaigne si hautement ne s’était trouvé là pour exercer cette pitié qui aurait dû être le fait du prince, je me serais dissoute au fond du même cloaque. Cet homme m’a recueillie, nourrie, éduquée, aimée... Il a voulu faire de moi sa fille et, ce dernier printemps, il en est mort après avoir été obligé de me marier à messire de Selongey qui avait percé son secret...
Le visage brun du prince devint couleur de brique et son regard s’enflamma :
– Ne me dites pas que Philippe, la loyauté, la droiture, l’honneur mêmes, que Philippe, chevalier de la Toison d’or a osé employer pareil moyen ? ...
– Pour vous rapporter l’argent que lui avait refusé Lorenzo de Médicis, il eût été capable de pis encore. Il vous est attaché corps et âme, même si cela me déchire le cœur de le reconnaître. Et vous savez à présent pourquoi il n’a voulu de moi qu’une nuit, pourquoi je devais couler ma vie entière à Florence sans jamais paraître en Bourgogne, afin que nul ici n’apprenne qu’il avait été jusqu’à souiller son nom en épousant la fille des Brévailles, et vous moins encore que quiconque... vous, son véritable dieu !
– Taisez-vous ! Par saint Georges, je vous ordonne de vous taire !
Les mains sur les oreilles, le duc alla s’effondrer sur l’une des deux chaires armoriées qui se faisaient vis-à-vis dans le chœur. Il resta là un moment, respirant difficilement comme un homme qui étouffe et ouvrant d’un geste brusque le col de sa longue robe fourrée de martre. Il ferma les yeux puis, quand le souffle devint plus régulier, il darda son regard noir sur Fiora :
– Vous avez admis tout à l’heure que vous me détestiez. Le mot était faible n’est-ce pas ? Vous me haïssez ? ... et c’est pour me nuire que vous avez séduit Campobasso ?
– Au point où nous en sommes, monseigneur, il serait absurde de mentir : je n’ai qu’une seule tête à vous offrir. Et puis, à la vérité, je ne me sens plus tellement envie de vivre.
– Vous voulez mourir ?
– Cela arrangerait si bien les choses...
– C’est à moi d’en juger... Sortez à présent et laissez-moi prier ! J’ai, sur mon honneur, grand besoin de prier...
Après une génuflexion qui s’adressait au duc aussi bien qu’à Dieu, Fiora quitta l’oratoire dont elle referma très lentement la porte derrière elle. Assez lentement pour voir que le Téméraire s’était laissé tomber à genoux sur la marche de l’autel et avait enfoui sa tête dans ses mains. Au mouvement des épaules, on pouvait même supposer qu’il pleurait...
Il était près de minuit, le lendemain soir, quand Battista Colonna vint chercher Fiora dans sa chambre. Silencieusement, éclairés par la lanterne que le page balançait dans sa main, la jeune femme et son guide parcoururent des salles, des galeries, descendirent des escaliers en colimaçon qui semblaient interminables et finalement débouchèrent dans le pourpris du palais dont les quelques arbres, dépouillés par l’hiver, montraient à nu leurs branches tordues, soulignées d’un léger liseré blanc. Il était tombé de la neige dans la journée et elle avait couvert l’enclos d’une mince couche floconneuse.
Autour de ce qui était, au printemps, un doux tapis d’herbe émaillé de fleurs où les dames aimaient à venir s’asseoir pour deviser, entendre des vers ou danser des rondes, se tenaient quelques hommes enveloppés de longs manteaux noirs, comme Fiora elle-même, qui les faisaient semblables à des fantômes. Deux d’entre eux étaient assis sur des escabeaux que l’on avait apportés là : c’étaient le duc Charles et le légat. Un troisième siège, auprès de ce dernier, attendait Fiora qui y prit place après avoir salué silencieusement le prélat, le prince et un homme d’une cinquantaine d’années et de haute mine qui se tenait debout auprès du Téméraire et dont elle savait qu’il était son demi-frère, ce Grand Bâtard Antoine qui, par ses exploits avait élevé sa naissance illégitime à la hauteur d’une légende. Personne ne disait mot...
Dans la flaque de lumière dispensée par les torches que portaient trois valets noirs – et peut-être muets – apparurent les deux adversaires. Leurs armures cannelées, forgées toutes deux par les célèbres Missaglia de Milan les appariaient et, à première vue, on ne put les reconnaître que grâce à ceux qui les accompagnaient : Mathieu de Prame pour Selongey et Galeotto pour Campobasso. Ils étaient sensiblement de même taille. Chacun d’eux était armé d’une épée et d’une dague...