– Rien ? Je sais qu’il lui arrive de faire appel à des banques étrangères, mais je ne pensais pas... ?
– Qu’il en était là ? Malheureusement si. Il vit dans un rêve de gloire et d’hégémonie quasi européenne car il se veut le plus grand capitaine de son temps. Malheureusement pour lui, il est affronté à un roi qui est peut-être l’homme le plus intelligent et le moins pourvu de scrupules qui soit. Le superbe bourdon doré pourrait bien se prendre dans la toile que tisse patiemment « l’universelle aragne »...
-Mais le roi Louis n’a-t-il pas signé la trêve de Soleuvre ?
– Bien sûr que si, mais vous ne vous imaginez pas qu’il se tient tranquille pour autant ? Certes, ses troupes ne bougent pas des frontières et il a refusé d’aider le duc de Lorraine pour ne pas renier sa signature de façon trop évidente, mais il fait la guerre autrement.
– Comment cela ?
– La fille de Francesco Beltrami... que j’ai eu le plaisir de connaître, devrait me comprendre aisément car la guerre du roi Louis est une guerre économique. Il a certes une puissante armée, mais c’est son or qu’il fait marcher et soyez certaine que les Suisses que nous allons attaquer étourdiment en ont reçu une bonne part. En outre, Louis anémie le commerce flamand et les foires bourguignonnes par une concurrence systématique. Ses navires détournent les bateaux génois et vénitiens des ports bourguignons d’Anvers et de l’Écluse qui approvisionnent Bruges, ce qui enrage les Flamands. Il interdit les expéditions de blé. Sa main est partout... Il a réussi à réconcilier Sigismond d’Autriche et les Cantons, cependant ennemis farouches jusque-là. Il a renvoyé, toujours avec de l’or, les Anglais hors de France...
– Il n’y avait pas que de l’or. Il y avait du vin et des victuailles...
– Je sais. Les Parisiens en ont même fait une chanson.
J’ai vu roi d’Angleterre Amener son gros ost Pour la française terre Conquérir bref et tôt Le roi voyant l’affaire Si bon vin leur donna Que l’autre sans rien faire Content s’en retourna
– Inutile d’ajouter que Monseigneur Charles a trouvé proprement scandaleuses et la chanson et la manière de se débarrasser d’un ennemi, ajouta Panigarola en riant...
Grâce à lui, ce soir-là, Fiora ne s’abandonna pas trop aux regrets et au désenchantement qui ne pouvaient que l’assaillir : il y avait un an tout juste qu’elle avait mis sa main dans celle de Philippe et s’était unie à lui en croyant fermement que c’était pour toujours. Mais la fin de la nuit fut plus pénible car en dépit de la fatigue d’une journée de cheval par un temps affreux, elle ne réussit pas à trouver un seul instant de sommeil...
Le 11 février 1476, le Téméraire remporta, sans coup férir d’ailleurs, sa première victoire. L’interminable cortège de ses troupes franchit le col de Jougne et vint s’installer dans Orbe qui était à trois lieues et demie du col et à pareille distance de Grandson, but premier de l’expédition. En même temps, les lances italiennes de Pierre de Lignana, qui constituaient l’avant-garde et s’étaient dirigées vers le lac Léman, récupérèrent Romont sur les confédérés. Mais le plus important c’était Grandson, une ville et un fort château situés à l’extrémité sur du lac de Neuchâtel.
En fait et en l’occurrence, le Téméraire ne voulait que reprendre ce qui, un an auparavant, était de son obédience. En 1475, les gens des cantons de Berne, Bâle et Lucerne, décidés à conquérir le pays de Vaud appartenant à la Savoie, ont fait sauter ce verrou bourguignon dont le seigneur, Hughes de Chalon-Orange, s’ennuyait alors devant Neuss avec le reste de l’armée du duc Charles. Grandson, solidement défendue par le bailli Pierre de Jougne mais envahie par les paysans refluant des campagnes, n’a pas résisté longtemps à la famine et à l’artillerie lourde des Suisses. A l’automne, le pays de Vaud tout entier tombait dans leurs mains alors sans tendresse. Seule Genève échappait à la dévastation en payant une rançon de 26 000 florins d’or qui coûta leurs bijoux aux dames de la ville et leurs cloches aux églises...
Le 19, on arrive enfin devant Grandson par un temps vraiment affreux : il pleut, il neige et il fait froid :
– On ne peut pas dire que la France et la Bourgogne vous aient réservé leurs plus beaux sourires, fit Léonarde que Fiora avait rejointe dans son chariot tandis que tentes et pavillons se montaient. A part la canicule, vous n’avez guère connu que la pluie, le vent et les pires intempéries... Vit-on jamais automne et hiver semblables ?
– Vous avez peut-être un peu oublié votre jeunesse, répondit Fiora. A Florence le temps est si doux ! ... Il est vrai que lorsque l’on a perdu quelque chose ou quelqu’un on ne se souvient plus que de ses qualités.
Le Téméraire avait choisi d’établir son camp près de Giez. Ses pavillons de pourpre et d’or couronnèrent superbement une colline[xx] tandis que cinq cents autres tentes d’une grande richesse et des centaines de bannières multicolores étalaient sur les environs le plus fabuleux des tapis. Le reste du camp, celui en « rase campagne », couvrait la plaine en demi-cercle, entre la ville et la montagne, et s’étendait jusqu’à l’Arnon, étroite rivière débouchant dans le lac près d’une lieue plus loin.
– Grandson ne devrait nous donner aucun mal, confia le duc Charles à Panigarola et à Fiora tandis qu’ensemble ils regardaient la nuit tomber sur le lac dont les lointains se perdaient dans une brume glacée et la ville tassée derrière les cinq tours de son château. Depuis trois semaines déjà, les bourgeois se sont emparés du chef de la garnison bernoise, Brandolphe de Stein, et nous l’ont livré... Il est captif en Bourgogne.
– Comment se fait-il alors que les portes ne soient pas grandes ouvertes et qu’aucune délégation ne soit encore venue à vous, monseigneur ? fit l’ambassadeur. Je crois, moi, qu’ils vont se défendre durement. Ce sont de bons soldats que les Suisses...
– Ces bouviers, ces paysans ? lança le duc méprisant. Nous n’aurons aucune peine à les balayer. Qu’ils prennent garde à ma colère car je pourrais porter la guerre dans les cantons de la Haute Ligue[xxi].
– Ce que je ne saurais conseiller à Votre Seigneurie car, dans certains d’entre eux, la rudesse des montagnes double la valeur des hommes...
– C’est ce que nous verrons !
Le siège de Grandson dura neuf jours, neuf jours pendant lesquels bombardes, couleuvrines et fauconneaux dirigèrent, même la nuit, un feu meurtrier sur la petite cité. A l’intérieur du château, des incendies se produisirent, allumés par des brandons enflammés et par l’explosion de la soute à poudre qui détruisit en partie le beau logis seigneurial... La fin était d’ailleurs prévisible, cinq cents hommes ne pouvant lutter contre quinze mille. Bientôt, bloquée de toutes parts et démoralisée d’ailleurs par l’absence de son chef, la garnison se rendit. Alors commença l’horreur...
Debout derrière le duc au milieu des seigneurs qui composaient son état-major, Fiora, Panigarola et Battista Colonna, pétrifiés, assistaient au carnage. Du haut de la tour Pierre, les Bourguignons précipitaient les soixante-dix défenseurs du chemin de ronde au milieu des rires et des quolibets en criant très fort qu’il était temps pour eux d’apprendre à voler sans ailes... Cependant, au pied des murailles, les quatre cents autres soldats de la garnison étaient pendus par grappes de trois ou quatre aux arbres d’un bois situé aux abords du château ou bien noyés dans le lac avec une pierre au cou...
xx
Si superbement que le souvenir en est resté et que la colline s’appelle encore aujourd’hui "le Duc de Bourgogne"...
xxi
Berne, Fribourg, Bâle, Zurich, Lucerne, Uri, Schwyz, Soleure et Unter-walden composaient la Haute Ligue cependant que dix villes alsaciennes formaient la Basse ligue, ennemie elle aussi du téméraire après les exactions de son bailli, Pierre de Hagenbach.