– Sûrement pas ! Au moins ils ne seront pas massacrés. Avec décision, Léonarde s’empara des ciseaux et d’un peigne puis, la mine farouche, commença à tailler dans l’épaisse chevelure en pensant, pour empêcher sa main de trembler, que des cheveux, après tout, cela repousse...
Quand Fiora rejoignit le duc le lendemain, vêtue de la tunique de velours noir qu’il lui avait envoyée, il la regarda mettre genou à terre devant lui comme l’eût fait un garçon et lui sourit :
– Quel dommage de ne pouvoir vous armer chevalier ! Mais je peux au moins faire ceci...
Il alla prendre dans un coffre ouvert une dague richement damasquinée dont la poignée était ornée d’améthyste et, faisant se relever Fiora, accrocha lui-même l’arme à sa ceinture :
– Deux de mes serviteurs, voyant le désastre, ont réussi à sauver un chariot dans lequel ils ont entassé tout ce qui leur tombait sous la main. Ceci en faisait partie. Quand nous irons au combat, je vous donnerai d’autres armes...
– Je ne veux pas d’autres armes, monseigneur. Je n’en saurais que faire. Je veux seulement vous suivre comme fait l’ambassadeur de Milan qui est toujours auprès de vous.
– Il estime que c’est encore la meilleure place pour pouvoir décrire les événements à son maître[xxv]. En outre j’aime causer avec lui. Mais, ajouta-t-il d’une voix où perçait une émotion, votre présence me sera douce, je l’avoue. Même si en cela je fais preuve d’un insupportable égoïsme... Je crois que je vais avoir bien besoin d’amitié...
Les jours qui suivirent furent en effet des jours sombres. Les conséquences de la défaite commençaient à se manifester par une sorte de refroidissement dans les relations diplomatiques. En dépit des lettres de Panigarola, le duc de Milan auquel on demandait de nouveaux mercenaires répondit par de vagues excuses et n’envoya rien. Le vieux René, qui devait léguer au Téméraire son comté de Provence et sa couronne de roi de Sicile et de Jérusalem, fit volte-face et, poussé par les agents de Louis XI, commença à s’intéresser à son petit-fils, ce jeune duc René à qui l’on avait pris la Lorraine.
Cependant le duc Charles subissait le contrecoup moral de ce qu’il appelait sa honte, et après une courte période d’agitation fébrile, il tomba dans une crise de noire mélancolie. Il s’enferma chez lui, ne tolérant personne à ses côtés. Il restait étendu, refusant la nourriture mais buvant beaucoup de vin, lui qui n’en buvait que très peu. Il ne se lavait plus et, dans son visage creusé où la barbe naissante mettait son ombre noire, les yeux sombres brûlaient d’un feu désespéré...
– Il est assez sujet à ces crises de dépression, confia le Milanais à la jeune femme. C’est son sang portugais qui les lui apporte. Là-bas on appelle cela la « saudade » mais j’avoue que celle-ci est plus grave que les autres. Il faudrait faire quelque chose mais quoi ?
– Il aime tant la musique ! Pourquoi ne pas lui amener les chanteurs de sa chapelle ?
– Pardonnez-moi cette image hardie, ma chère Fiora, mais le diable seul sait où ils sont, ceux-là !
– Croyez-vous qu’il soit possible de trouver un luth ou une guitare dans cette cité des vents ?
Le château du défunt Hughes de Chalon était mieux pourvu que Fiora ne le pensait et le soir même, tenant un luth d’une main et Battista Colonna de l’autre, elle s’installa sur le coin d’un coffre dans la petite pièce qui servait d’antichambre et, après un court conciliabule avec son jeune compagnon, entama le prélude d’une chanson française déjà ancienne mais que l’on chantait un peu partout en Europe. Gardant un œil inquiet sur la porte close, Battista se mit à chanter :
Le roi Loys est sur le pont Tenant sa fille en son giron Elle lui demande un cavalier Qui n’a pas vaillant six deniers...
Mais cette première strophe n’était pas achevée que la porte volait plus qu’elle ne s’ouvrait sous la main furieuse du Téméraire qui apparut, titubant, la bouche mauvaise et l’œil injecté de sang :
– Qui ose ici chanter un roi Louis quel qu’il soit ?
– C’est moi, monseigneur, qui ai demandé à Battista de faire entendre cette mélodie, dit Fiora tranquillement.
– Vous vous croyez tout permis apparemment ? Je vous ai montré trop d’indulgente faiblesse et...
– C’est à vous-même que vous montrez trop de faiblesse, monseigneur. J’ai voulu vous rappeler que, tandis que vous vous laissez aller à une mélancolie hors de saison, le roi de France, lui, est toujours à l’ouvrage.
La main levée pour frapper retomba sans force le long du corps et peu à peu la fureur quitta le regard trouble que la jeune femme osait fixer. Le duc se détourna enfin pour regagner sa chambre.
– Que l’on aille chercher mes valets et que l’on m’apporte un bain ! ordonna-t-il. Quant à vous deux, continuez à chanter mais trouvez autre chose !
Le concert improvisé dura jusqu’à ce que Charles de Visen, le valet de chambre du duc, vint dire aux jeunes musiciens que son maître venait de s’endormir et qu’ils pouvaient rentrer chez eux. Il était minuit passé.
– Vous avez fait là du bon ouvrage, leur dit Panigarola qui était venu s’installer auprès d’eux pour les entendre. Je gage que la crise est passée et que demain monseigneur aura retrouvé toute son activité.
Au matin, en effet, après avoir expédié quelques dépêches dont l’une ordonnait de prendre les cloches des églises de Bourgogne pour les porter aux fondeurs de canons, le duc décida que l’on quitterait sur l’heure Nozeroy pour gagner Lausanne où il voulait réunir la nouvelle armée avec laquelle il comptait aller assiéger Berne, cheville ouvrière de son désastre, Berne où le magistrat le plus influent de la ville, Nicolas de Diesbach, menait le parti français avec son compère Jost de Silinen, tous deux amis personnels de Louis XI.
– Tant que je n’aurai pas détruit Berne, les armes de Bourgogne ne retrouveront pas leur éclat, déclara le Téméraire, et il se lança dans la préparation minutieuse de cette nouvelle campagne où il espérait restaurer sa gloire ternie.
Le Grand Bâtard Antoine et le prince de Tarente, qui avaient réussi à regrouper une partie des fuyards, choisirent d’installer le camp sur un large plateau dominant le lac Léman entre Romanet et Le Mont. On y monta la grande maison de bois qui avait abrité le duc Charles devant Neuss et qui, moins somptueuse sans doute que les pavillons perdus, en offrait tout autant de confort. Autour de ce bâtiment campèrent les nouvelles troupes que l’on avait commandées. Il en vint trois mille d’Angleterre, six mille de Bologne, six mille de Liège et du Luxembourg, enfin six mille « Savoisiens » que la duchesse Yolande amena elle-même, de Genève, à son allié le duc de Bourgogne.
La vue de cette belle femme blonde, qui avait à peu près l’âge du Téméraire, étonna Fiora. Elle ne ressemblait en rien à son frère Louis XI et montrait une féminité épanouie et rayonnante qui n’était pas sans charme. En la voyant s’avancer, souriante et les deux mains tendues vers son allié préféré, Fiora comprit soudain pourquoi cette princesse française joignait ses armes à celles du pire ennemi de son frère.
– Elle l’aime, n’est-ce pas ? dit-elle à Panigarola.
– Cela n’a jamais fait pour moi aucun doute mais je la trouve bien imprudente. Le roi Louis est à Lyon et rassemble une armée de ses fidèles Dauphinois à Grenoble. Quant à mon maître, le duc de Milan, je sais qu’il a envoyé des messagers à Louis pour lui proposer un accord... et tenter de s’approprier la Savoie.
– Est-ce que vous ne devriez pas prévenir le duc Charles ?
– Je n’ai reçu aucune commission officielle. En outre, s’il était question de prendre la Savoie, je serais fort étonné que le roi nous la laisse. Il n’empêche et je le répète que je trouve la belle duchesse bien peu sage...
xxv
Le rôle d’un ambassadeur était alors assez exactement celui d’un correspondant de guerre pour un grand journal.