Voulant regarder où en étaient les choses elle vit trouble et s’aperçut ainsi qu’elle pleurait. Elle essuya ses yeux du revers de sa main, avisa une épée abandonnée sur l’herbe et s’en saisit. La grande tente rouge – le duc en avait fait refaire une autre presque aussi belle que celle perdue à Grandson – n’était pas loin en effet et le chemin presque dégagé. Se relevant, elle allait courir vers cet abri quand un homme se dressa devant elle, brandissant une masse d’arme. Elle esquiva le coup en se baissant puis, presque d’instinct, son bras armé se détendit avec une force décuplée par la peur et la rage. L’épée s’enfonça dans le ventre du soldat qui s’écroula avec un râle de douleur. Alors, abandonnant l’arme, Fiora courut jusqu’au pavillon ducal, s’y engouffra et alla s’abattre secouée de sanglots sur le lit aux draps froissés que personne ne referait.
Combien de temps dura cette espèce de crise qui l’avait secouée des pieds à la tête quand elle avait compris qu’elle venait de tuer un homme ? Une heure ou quelques minutes ? Elle était incapable de l’évaluer et cela aurait pu durer longtemps encore si une main posée sur son épaule et qui la secouait sans ménagement n’était venue l’arracher de sa prostration :
– Assez pleuré ! fit une voix rude. Levez-vous et dites qui vous êtes...
Au son de cette voix, elle sursauta et, en un instant, elle fut debout, face à Démétrios qui la considérait avec stupeur.
– Ce n’est pas possible ? exhala-t-elle, hésitant à reconnaître le Grec dans ce guerrier casqué et couvert d’une tunique de cuir renforcée de plaques de métal. Ça ne peut pas être... toi ?
– Pourquoi pas ? fit-il durement. Serait-ce plus étonnant que de te retrouver dans cette tente ? Ainsi les bruits que l’on colporte sont vrais ? Comment croire une chose pareille ?
– S’il te plaît... De quoi parles-tu ? s’écria-t-elle, la joie de ces retrouvailles coupée net par la sévérité du ton et plus encore par celle du regard. Quelle est cette chose que l’on ne peut pas croire ?
– Que tu sois la maîtresse du Téméraire ! Mais il faut bien se rendre à l’évidence puisque je te trouve en train de te lamenter sur son lit...
– Moi ? La maîtresse du duc Charles ? Qui dit cela ?
– Tout le monde. On parle beaucoup dans cette région de l’Europe d’une jeune femme déguisée en garçon qui suit le Bourguignon partout, dont il ne peut se passer, qui a accès auprès de lui de jour comme de nuit et qui...
– En voilà assez ! Me connais-tu donc si mal pour croire une telle vilenie ? Ceux qui colportent ces ragots démontrent en tout cas ceci : c’est qu’ils ne connaissent absolument pas le duc. Jamais, à l’exception de sa duchesse, il ne touche une femme. Jamais il n’a eu de maîtresse. Les débauches de son père lui en ont inspiré l’horreur.
– En ce cas, que fais-tu auprès de lui ?
– Tu ne trouves pas que tu poses beaucoup de questions ? A mon tour à présent de te demander ce que tu fais là ? Aux dernières nouvelles que m’a données Léonarde tu t’étais pris d’une immense amitié pour René de Lorraine au point de ne plus le quitter d’une semelle ? Et te voici chez les Suisses ?
– Pour une excellente raison : le duc René est ici. Il a chargé les Bourguignons en fuite à la tête d’un corps de cavalerie alsacienne et, comme d’habitude, j’étais avec lui. Il sera là dans un instant.
– Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? Oh, je sais ! il paraît que c’est un garçon de bel avenir ? Tu aurais pressenti en lui un grand capitaine ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’en donne guère l’impression. Dès qu’il essuie une défaite, il se sauve à toutes jambes sous prétexte d’aller chercher du renfort... et on ne le revoit plus. Pendant ce temps les Lorrains ont supporté tout le poids de la guerre... Le duc Charles qui l’appelle « l’Enfant » sait ce qu’il dit – et, si je comprends bien, tu es devenu sa nourrice ?
Démétrios se mit à rire, d’un rire qui avait quelque chose de féroce.
– C’est facile d’accuser quand on ne sait comment se défendre ? As-tu oublié le serment du sang ?
– Non, je ne l’ai pas oublié et j’ai rempli, moi, la mission dont m’avait chargée le roi Louis. J’ai détaché Campobasso du parti bourguignon et Dieu sait ce qu’il m’en a coûté ! Dieu et Esteban d’ailleurs, car je suppose qu’il t’a rejoint ?
– Oui. Il m’a dit en effet ce que tu avais dû supporter...
– Sans lui, je serais morte, mais les dangers que j’ai courus ne t’ont pas beaucoup empêché de dormir. J’ai failli être exécutée par le duc et j’ai manqué mourir sous l’épée de Campobasso... enfin j’ai perdu... Philippe... que je venais de retrouver et c’était pour essayer de le rejoindre et aussi pour que ses couleurs paraissent encore auprès de l’étendard de Bourgogne que je suis ici.
Les larmes qui enrouaient sa voix augmentaient sa colère car elle s’en voulait de trahir ainsi sa faiblesse devant cet homme. Elle l’avait cru son ami mais il avait suffi que ce misérable petit duc lorrain passât entre eux pour le changer en ennemi impitoyable.
– Bravo ! Je vois que tu es devenue une bonne Bourguignonne, l’amie même de ce prince dont tu avais juré la mort ?
– Je ne suis pas son amie mais il s’est montré bon pour moi. Il a essayé d’apaiser ma douleur et, même, il m’a avoué pourquoi il n’avait pas sauvé Jean de Brévailles que cependant il aimait...
– Et tu l’as cru, bien sûr. C’est si facile quand on a envie de croire !
– Et si facile de nier l’évidence quand on tient à rester aveugle ! Seulement j’attends encore de voir ce que tu as fait, toi, pour tenir le serment ?
– Plus que tu ne crois peut-être. Je sais que René II a été désigné par le destin pour vaincre le Téméraire et c’est ce qu’il vient d’effectuer aujourd’hui... Ton duc est en fuite et je te ferai remarquer qu’il t’a abandonnée.
– Si le tien a vaincu, ce n’est certes pas tout seul. Je dirai même que tout le mérite en revient aux Suisses. Mais, Démétrios, si tu tiens tant à la mort de Charles de Bourgogne, pourquoi donc ne cherches-tu pas à l’approcher ? Un médecin étranger, ce serait d’autant plus facile qu’il est malade. Vas-y et tue-le ? ... Non ? Cela ne te dit rien ? Evidemment, tu n’en sortirais pas vivant et quelque chose me dit que tu tiens à la vie désormais.
– Pas plus qu’avant mais j’ai encore à faire. Par ailleurs, toi, il te serait facile d’en délivrer la terre qu’il écrase de son orgueil et de sa folie. Avec ceci, par exemple...
Du sac de peau qui pendait à sa ceinture, Démétrios tira une petite fiole qu’il fit miroiter à la lumière d’un chandelier :
– Trois gouttes et le Téméraire n’aura plus le loisir de faire massacrer ses peuples, à commencer par ses soldats ! Tu entends ces cris ? Les Suisses tiennent leur parole et égorgent tout ce qui leur tombe sous la main. Il en aurait fait autant s’il avait vaincu. C’est un monstre assoiffé de sang...
Il aurait pu parler longtemps ainsi mais Fiora ne l’écoutait pas. Elle regardait avec dégoût briller la petite fiole au bout des doigts du Grec.
– Non. Jamais tu ne feras de moi une empoisonneuse ! Je te l’ai déclaré à Florence, le poison est une arme ignoble.
– Soit ! soupira Démétrios en posant le minuscule flacon sur une table. Tu peux employer tel moyen qui te plaira mais sache ceci : c’est seulement quand le Téméraire aura cessé de vivre que je te rendrai ton mari.
– Mon mari ? ... Philippe ? Philippe serait encore vivant ?
– Oui. J’étais à Grandson moi aussi – sans le duc René pour une fois. J’ai trouvé Selongey sur le champ de bataille. Je l’ai relevé, soigné... et caché en un lieu où tu ne saurais le retrouver sans mon aide.