– Je sais, mais votre ami grec, hier, m’a dit une chose qui m’a donné à réfléchir. Je voulais chercher la mort, il m’a conseillé de chercher plutôt la vie et d’essayer de me faire un nom. Or, je suis bourguignon quoi qu’il en soit et, ce nouveau nom, j’aimerais qu’il soit de Bourgogne. Hier, après souper, je suis descendu avec Esteban dans la salle d’auberge et j’ai écouté parler des marchands. Ils disaient qu’un légat du pape s’est entremis pour faire cesser le trop long siège de Neuss. Le duc songerait à ramener son armée en Lorraine afin de punir le jeune duc René II qui a rompu leur alliance. On dit aussi que le roi de France fait marcher ses troupes sur l’Artois d’une part et sur la Comté Franche de l’autre. Il va y avoir de la besogne pour défendre le pays. Je veux en être. Vous, vous allez partir pour la France, n’est-ce pas, puisqu’un plus long séjour vous mettrait en danger ?
Christophe ignorait en effet que Fiora avait décidé de rester à Dijon. La veille au soir, le jeune homme s’était retiré avec Esteban pour aller boire dans la salle un dernier gobelet de vin. C’était alors que la jeune femme avait avisé Léonarde et Démétrios de ce qu’elle pensait faire. Bien qu’il lui eût inspiré une instinctive sympathie, elle estimait qu’elle ne connaissait pas suffisamment Christophe pour lui faire part de tous ses projets. Mais comme elle crut déceler de l’inquiétude dans son regard, elle lui sourit gentiment :
– Je n’aime pas quitter un endroit sous prétexte que je pourrais y craindre quelque chose. D’autant que j’ai envie de mieux connaître cette ville que mon père aimait. Il se peut que je reste encore quelques jours.
– C’est de la folie ! Vous avez entendu dame Léonarde hier au soir ? Ce misérable Regnault du Hamel vit ici et il est toujours aussi mauvais. S’il allait vous rencontrer ? Vous ressemblez tellement à ma douce Marie ! ...
– C’est peut-être là ma grande différence avec ma mère. Elle était infiniment douce, tendre et vulnérable – ce que je ne suis pas... ou, plutôt, ne suis plus ! Si le sire du Hamel s’en prend à moi – et je ne vois pas sous quel prétexte valable il pourrait m’attaquer – soyez sûr que je serai sur mes gardes. D’ailleurs j’ai de bons défenseurs. Partez tranquille ! Un jour peut-être nous nous reverrons...
L’entrée tumultueuse de Léonarde lui coupa la parole. La vieille demoiselle rayonnait littéralement de satisfaction et, n’ayant pas vu Christophe, lança du seuil :
– J’ai ce qu’il nous faut ! Une maison juste en face de celle qui nous intéresse...
S’apercevant que la jeune femme n’était pas seule, elle s’arrêta court et devint toute rouge, ce qui amusa Fiora : c’était la première fois qu’elle voyait à sa vieille Léonarde les couleurs de la confusion. Mais il y eut soudain un silence gênant. Christophe de Brévailles regarda tour à tour les deux femmes. Ses épais sourcils s’étaient froncés mais il avait pâli :
– Et pour mieux visiter Dijon, articula-t-il lentement, vous avez besoin d’une maison voisine de celle de du Hamel ? C’est bien cela, n’est-ce pas ?
Fiora se leva et s’avança vers le jeune homme dans les yeux de qui elle planta son regard :
– C’est bien cela mais je vous prie de ne pas vous en soucier.
– Vous me demandez trop. Qu’avez-vous dans l’idée ?
– Je pourrais vous répondre que c’est là mon affaire mais, après tout, vous avez peut-être le droit de savoir. Hier, je crois vous avoir dit que je venais payer de vieilles dettes ? Regnault du Hamel en est la plus criarde. J’allais me rendre à Autun pour l’y chercher mais le ciel – ou l’enfer – a décidé de m’épargner du chemin puisqu’il est ici. Et je ne quitterai cette ville qu’après l’avoir purifiée de sa présence...
– Vous voulez... le tuer ?
– Vous traduisez à merveille mon intention.
– C’est insensé...
– Je ne crois pas. De toute façon, et quoique vous puissiez objecter, vous ne me ferez pas changer d’avis.
Avec effroi, Christophe la regarda, droite et fière en face de lui, si mince dans cette robe noire qui la faisait plus longue encore, avec ses grands yeux gris où semblaient voyager les nuages et cette allure d’altesse... Elle paraissait plus inflexible qu’une lame d’épée et le jeune homme comprit qu’il ne parviendrait pas à la faire céder. Alors, éperdu sans qu’il comprît vraiment pourquoi cette jeune femme comptait tellement pour lui à présent, il se tourna vers Léonarde et chercha son regard, espérant un secours de ce côté-là, mais elle hocha la tête...
– Vous pensez bien que j’ai déjà essayé...
– En ce cas, décida Christophe, je reste. Je vous aiderai et ne partirai que lorsque ce sera fait. Et si quelqu’un doit frapper, ce sera moi !
Sans lui répondre, Fiora prit les deux mains du jeune homme et les retourna pour en considérer la paume comme si elle tentait d’en déchiffrer le réseau de lignes puis releva les yeux :
– Avez-vous reçu les ordres majeurs ? demanda-t-elle doucement.
Sous ce regard qui interrogeait sans dureté, Christophe rougit.
– Oui... mais je ne le voulais pas. – Néanmoins, cela est ! Ces mains ont été consacrées. Vous ne pouvez les souiller de sang...
– Et que ferai-je d’autre à la guerre ?
– C’est différent. Il y eut, il y a encore des moines-soldats. En outre, vous engagerez votre vie dans les combats.
– Mais je ne veux plus être moine du tout, ni soldat ni autrement. Je veux être un homme libre de choisir son sort...
– Il en sera comme vous voudrez, mon ami, mais du moins ne serez-vous pas souillé d’un crime froidement prémédité. En outre, je ne laisserai à personne le bonheur de frapper à ma place... Enfin, après ce meurtre, il y en aura d’autres qui me conduiront peut-être un jour à l’échafaud. Je refuse de vous y entraîner car voilà dix-sept ans que vous souffrez. Vous avez le droit de vivre comme vous l’entendrez et cela me sera doux. Ne m’enlevez pas cette consolation qui sera peut-être ma dernière bonne action !
– Je vous en supplie, laissez-moi rester ! Je veillerai sur vous, je vous protégerai...
– Nous sommes là pour cela, intervint la voix grave de Démétrios qui venait d’entrer. Donna Fiora a raison : vous devez aller vers votre destin et nous laisser décider du nôtre. Partez sans arrière-pensée !
– Croyez-vous que ce soit possible à présent ?
– J’en suis certain. Cela est même nécessaire car il faut qu’un jour vous vous trouviez en un certain lieu, à une certaine heure, pour payer la dette que vous avez contractée aujourd’hui.
– Que voulez-vous dire ?
– Il arrive que le voile de l’avenir se lève, par moments, devant moi. Il viendra un jour où il vous sera donné de rendre ce que vous avez reçu.
– Il faut le croire ! assura Fiora. Il ne se trompe jamais... Quittons-nous à présent... et priez pour nous !
Sans un mot, Léonarde prit le manteau noir que Christophe avait déposé sur un escabeau en pénétrant dans la chambre et le disposa sur ses épaules. Il se laissa faire en fixant Fiora comme s’il ne pouvait plus en détacher son regard. Mais il tressaillit quand Démétrios glissa dans son escarcelle quelques pièces d’or puis le poussa vers la jeune femme :
– Allez l’embrasser ! Il en est temps. Esteban vous attend dans la cour avec un cheval. Dirigez-vous sur la Lorraine où les troupes bourguignonnes commencent à se reformer. On parle de Thionville...
Fiora fit la moitié du chemin vers le jeune homme qui, soudain, la prit dans ses bras. Elle l’éloigna doucement mais l’embrassa sur les deux joues avec une tendresse fraternelle :