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– Philippe vivant ! ... Mon Dieu ! Il vous arrive donc parfois d’entendre une prière et de l’exaucer ? ...

– Laisse donc Dieu où il est ! Le temps presse. Il faut que le Téméraire disparaisse, tu entends ? ... Tu peux penser de moi ce que tu veux, mais tu es la seule qui puisse l’approcher. Alors agis ! Il faut qu’il meure...

Brusquement, Fiora recouvra tout son sang-froid. Fièrement redressée, elle toisa celui qu’elle avait cru si longtemps son ami :

– Quel homme es-tu donc, Démétrios Lascaris, pour oser employer pareil moyen ? Ta haine aveugle ne te permet plus de juger sainement et j’ai l’horreur à présent de ce sang que tu as mêlé au mien...

– T’est-il donc si cher, ce Selongey dont tu sais pourtant bien qu’il t’a oubliée. Souviens-toi de la jeune femme...

– La veuve de son frère aîné mort voici des années. Encore que je ne discerne pas en quoi cela te regarde. Va ton chemin et laisse-moi suivre le mien.

A cet instant, deux hommes pénétrèrent ensemble dans la tente. L’un était Panigarola, couvert de boue et de sang, l’autre un jeune homme blond et mince, aux yeux bleus, portant sur son armure une tunique de drap d’or marquée d’une double croix blanche dont les manches étaient à ses couleurs, blanc et rouge. Voyant Démétrios mettre genou en terre devant lui, Fiora comprit que c’était le duc René...

– Elle est ici ! s’écria le Milanais en courant prendre Fiora par la main. Monseigneur, voici la jeune femme dont je vous ai parlé et, grâce à Dieu, elle est toujours vivante !

– Vous m’en voyez ravi, messire Panigarola. En vérité il eût été dommage qu’il arrivât malheur à une aussi jolie dame... et je comprends que vous ayez pris tant de risques pour la retrouver...

– Le risque n’était pas si grand, monseigneur, dès l’instant où j’ai reconnu votre bannière. Je savais que vous feriez respecter la mienne.

– Où irions-nous si nous nous mettions à présent à exterminer les diplomates ? Allez en sûreté maintenant. Mon banneret et quatre cavaliers vont vous reconduire hors d’ici... Je vous salue, madame, et j’espère sincèrement qu’il me sera donné de vous revoir... dans des circonstances moins tragiques...

Sans répondre, Fiora plia le genou devant René et sortit sans un regard pour Démétrios...

Mais ce qu’il lui fallut traverser ensuite lui mit le cœur au bord des lèvres. Partout on égorgeait, on assommait, on tirait des flèches sur les malheureux qui essayaient de fuir par le lac. C’était une effroyable vision, un enfer abominable et elle finit par fermer les yeux très fort en appuyant ses deux mains sur ses oreilles pour ne plus entendre les cris et les râles d’agonie, laissant Panigarola qui avait saisi la bride de son cheval le conduire en même temps que le sien. C’est seulement quand elle entendit faiblir ces affreuses plaintes qu’elle comprit que l’on s’éloignait du champ de mort.

– Vous pouvez ouvrir les yeux, dit calmement le Milanais, nous sommes seuls...

Elle obéit et s’efforça de lui sourire mais cet effort méritoire ne donna pas grand résultat.

– Comment vous remercier ? Vous êtes revenu pour moi dans cet enfer ?

– J’étais le seul à pouvoir le faire. Le duc a pu fuir entouré de quelques lances. Jamais je ne l’ai vu aussi éperdu, presque hagard... Je crois qu’il se serait laissé tuer sur place si plusieurs chevaliers ne l’avaient entraîné... Mais pensons à vous ! Si vous vous sentez mieux, Fiora, nous allons regagner Lausanne aussi vite que possible. D’après les bruits qui me sont parvenus, les Suisses, après cette victoire acquise, vont fondre sur la ville pour la mettre à sac... Il faut aller chercher donna Léonarda et le jeune Battista.

Fiora lui lança un coup d’œil épouvanté et lança son cheval au galop. Il ne manquerait plus qu’on lui tuât sa chère Léonarde !

CHAPITRE XIV

L’ÉTANG GELÉ…

Trois jours plus tard, après un voyage mouvementé qui les avait contraints à remonter vers Orbe pour éviter les bandes incontrôlées et féroces qui se dirigeaient sur Lausanne, Panigarola, Fiora, Léonarde et Battista arrivaient dans la cité montagnarde de Saint-Claude, pittoresquement accrochée à des pentes rocheuses au-dessus du confluent de la Bienne et du Tacon. La ville, composée surtout d’artistes « ymagiers » et de tailleurs de pierre regroupés en une solide corporation, se serrait autour de ses torrents et de la grande abbaye bénédictine dont, au XIIe siècle, saint Claude, faiseur de miracles, avait été l’abbé. Ce furent les portes de ce monastère qui s’ouvrirent devant l’ambassadeur de Milan et ses compagnons.

Ils y trouvèrent le Grand Bâtard Antoine qui venait juste de descendre de cheval et qui, sans plus de façons, sauta au cou de Panigarola pour l’embrasser :

– Sire ambassadeur, vous direz à votre maître que je lui ai grande reconnaissance. Sans ce superbe coursier qu’il m’a donné, je laissais la vie à Morat. Sa rapidité m’a sauvé...

– Votre valeur aussi, monseigneur. Êtes-vous seul ici ? Je croyais que le duc avait décidé d’y venir ?

– C’était son idée en effet mais il en a changé. Apprenant que la duchesse de Savoie s’était réfugiée avec ses enfants dans son château de Gex, il s’y est rendu avec le sire de Givry et messire Olivier de La Marche pour convaincre Mme Yolande de le suivre en Bourgogne.

– En Bourgogne ? Pour quoi faire ?

– Je crois qu’il tient à s’assurer de sa fidélité. -Ah ! ... Et... comment est-il ?

– Tout furieux. Il ne décolère pas. Il jure qu’avant peu il aura réuni une armée de cent cinquante mille hommes pour fondre sur les Cantons et les ravager de fond en comble... Je crains, ajouta Antoine de Bourgogne avec tristesse que sa raison ne soit atteinte...

– Non, monseigneur... mais il rêve ! Il n’a jamais cessé de rêver. D’empire d’abord, puis de l’antique royaume lotharingien. Et c’est ce rêve qu’il poursuit à travers la haine que lui inspirent les Suisses. Fasse Dieu que le réveil final ne soit pas trop cruel ! Sait-on combien d’hommes ont été perdus ?

– Vous voulez dire massacrés ? Plusieurs milliers parmi lesquels Jean de Luxembourg, Somerset et la majeure partie des archers anglais. Galeotto qui a résisté aussi longtemps qu’il a pu devant la tente ducale a réussi à percer avec deux compagnies et à fuir. Ajoutez à cela que, cette fois encore, les Suisses ont fait main basse sur tout notre camp et sur notre artillerie neuve, comme à Grandson. C’est un désastre, pire encore que le premier...

– Puis-je demander quels sont vos ordres à présent, monseigneur ? Attendrez-vous le duc ici ?

– Non. Je pars demain pour Salins afin d’y rallier les survivants de Morat. S’il y en a ! ... Il m’y rejoindra. Voulez-vous faire route avec moi ?

– Avec plaisir si mes compagnes ne sont pas trop épuisées.

Pendant ce temps, dans la maison des hôtes où elles avaient été conduites dès l’entrée de l’abbaye, Léonarde, à l’aide de chandelle fondue, soignait son séant pas encore habitué à ces galopades éperdues à califourchon mais sans pour autant cesser de bougonner et de vouer Démétrios à tous les feux de l’enfer. Elle n’avait pas décoléré depuis que Fiora lui avait raconté son entrevue avec le Grec.

– Il faut que ce vieux fou ait perdu l’esprit ! Je ne vous ai jamais caché ce que je pense de la vengeance et, en dépit de cela, je vous ai laissée faire. Grâce à Dieu, il ne vous a pas été accordé de salir vos mains...

– Mes mains sont sales, Léonarde. J’ai tué un homme.