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Le blessé sentit sa présence et ouvrit les yeux :

– Sauve... Bourgogne ! souffla-t-il et Démétrios se pencha. Son ennemi était là, pantelant, à sa merci. Il n’avait qu’un geste à faire pour assouvir enfin sa vengeance et déjà sa main cherchait à sa ceinture la poignée de la dague mais il entendit :

– Au nom du Dieu vivant... aidez-moi !

Alors, le Grec se souvint qu’il était médecin et qu’en aucun cas un médecin n’a le droit de tuer. Ses mains qui allaient frapper n’étaient pas faites pour cela mais pour panser les plaies, pour soigner et pour guérir... et le goût amer de la vengeance quitta sa bouche Empoignant l’arme qui clouait le corps au sol, il la tira lentement avant de la jeter au loin, puis il déboucla l’armure et l’ôta avec d’infinies précautions :

– Ne bougez pas, dit-il. Je suis médecin... Je vais vous soigner puis j’irai chercher de l’aide...

Il se détourna et se releva pour chercher son sac qu’il avait déposé derrière lui. Le coup arriva à cet instant. Lancée d’une main sûre, une hache vint s’enfoncer dans le crâne de Charles qu’elle ouvrit. Le duc expira aussitôt et Démétrios, stupéfait, regarda fuir l’assassin. Il n’y avait plus rien à faire. Cette fois, le Téméraire était bien mort... et la Bourgogne avec lui sans doute.

Le Grec resta là un moment, à le contempler, cherchant en face de cette dépouille tragique à retrouver sa vieille hargne. Les armes de Lorraine qu’il portait sur sa manche le préservaient des hommes à la recherche d’un butin quelconque et l’on s’écartait de sa silhouette noire penchée sur ce nid de roseaux où commençait à se dissoudre ce qui avait été le plus fastueux des princes d’Europe...

– Vous n’avez pas pu le tuer, vous non plus ? fit une voix froide et, levant les yeux, Démétrios vit Léonarde qui le regardait les bras croisés, serrant autour d’elle une grande pièce d’étoffe grise...

– Non, fit-il avec une humilité nouvelle – non, je n’ai pas pu. Je suis médecin avant tout...

– Et vous vouliez qu’elle le tue, elle, cette innocente dont, mieux que personne, vous saviez ce qu’elle avait souffert ? C’est facile, n’est-ce pas, de dire : « Tue ! ... Poignarde ! Empoisonne ! » lorsque l’on est soi-même à l’abri et en sécurité ? Elle risquait la torture, l’échafaud, mais cela vous était égal. Et vous avez osé exercer sur elle le plus odieux des chantages...

– Ne m’accablez pas, dame Léonarde ! La pensée qu’elle ait pu devenir son amie me bouleversait. Elle avait juré de m’aider à le détruire... !

– Et vous fondiez vos espoirs sur une enfant, vous avez osé aller jusqu’à faire de l’homme qu’elle aime l’objet d’un marché ignoble ? Et vous vous imaginiez que je vous laisserais faire ? Je ne vous aimais pas, Démétrios ; à présent je vous hais...

– Je ne peux pas vous en vouloir. Esteban, lui aussi, s’est tourné contre moi ; il a aidé Philippe de Selongey à s’échapper et il a obtenu pour lui la protection de Guillaume de Diesbach et du duc René. A présent tout est fini. Demandez pardon pour moi à Fiora et dites-lui qu’en dépit de ce qu’elle a pu penser je l’aimais bien.

– Où allez-vous ?

– Je ne sais pas. Vers qui pourrait avoir encore besoin de moi. Peut-être le roi Louis...

– C’est de peu d’importance. Ce qui compte, c’est que ce soit très loin. Elle vous pardonnerait peut-être. Moi, je ne peux pas...

– Bien sûr...

Comme si c’eût été un effort immense, il se hissa sur son cheval. En un instant, ses épaules s’étaient voûtées et il eut dix ans de plus. Une fois en selle, il se retourna vers la femme qui le regardait dressée au bord de l’étang gelé, semblable à quelque impitoyable statue de la justice...

– Adieu, dame Léonarde !

– Adieu ser Démétrios ! Je ne peux rien vous souhaiter de mieux que la paix du cœur mais il faut pour cela changer de route...

Le soir même, à la lumière des torches, le duc René, au pas paisible de la Dame, sa jument blanche, faisait son entrée dans Nancy pour aller rendre grâce à la collégiale Saint-Georges. La ville était plus qu’à moitié ruinée et le palais ducal sans toit : on l’avait brûlé. Devant le couvent des Dames pécheresses, on avait fait une pyramide avec les ossements des chevaux, des chiens et des chats que l’on avait mangés durant le siège mais, grâce aux provisions du camp bourguignon, la faim s’éloignait. Elle ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir...

Les prisonniers étaient nombreux : le Grand Bâtard et son autre demi-frère Baudoin, le comte de Chimay, Olivier de La Marche, Jean de Chalon-Orbe, le seigneur de Blamont, le margrave de Roeteln et son beau-frère Philippe de Fontenoy, Philippe de Selongey et la fleur de la cavalerie bourguignonne. Ils seraient mis à rançon mais, par la grâce du duc René, Fiora, le soir même, retrouvait à la fois son époux et la chambre qu’elle avait occupée un an plus tôt dans la maison de Georges et Nicole Marqueiz...

Le duc René, cependant, n’était pas satisfait : on n’avait pas retrouvé le duc de Bourgogne et la seule idée qu’il pouvait être encore en vie mettait en péril sa victoire. Si le Téméraire avait pu fuir en Luxembourg ou ailleurs la couronne de Lorraine ne serait jamais solide sur sa tête.

Or, le lendemain, tandis que le peuple de Nancy tout entier pillait le camp bourguignon, un enfant vint aux genoux de René : c’était Battista Colonna :

– Je crois savoir où est le duc, monseigneur, car je l’ai vu tomber... Je peux guider les recherches.

On le suivit jusqu’à l’étang Saint-Jean où, parmi des dizaines de cadavres entièrement dépouillés, gisait un corps nu à moitié pris par les glaces et à peine reconnaissable. Le crâne était fendu jusqu’à la mâchoire, le corps troué de cent blessures et à demi écrasé par les chevaux, une joue dévorée par un loup ou par un chien. Auprès de lui gisait Jean de Rubempré qui avait été gouverneur de Lorraine. Les deux corps furent recueillis pieusement dans des draps blancs et rapportés dans Nancy, l’un chez un bourgeois nommé Hughes, et le duc chez Georges Marqueiz. On l’y lava, on le vêtit d’une longue robe de soie brodée, on couvrit sa tête blessée d’un bonnet de velours rouge puis on l’étendit sur un lit de parade couvert et drapé de velours noir, mains jointes, quatre torches brûlant aux angles du lit. Un autel avait été dressé dans la chambre et tous furent admis à venir saluer celui qui avait été le dernier Grand Duc d’Occident.

Le duc René vint à son tour, portant, selon l’usage des anciens preux, une barbe de fils d’or qui descendait jusqu’à sa ceinture, ultime marque de respect envers un adversaire vaincu. Il considéra un instant la dépouille mortelle, prit sa main droite et avec un soupir :

– A la mienne volonté, beau cousin, que votre malheur et le mien ne vous eût réduit en cet état...

Puis il s’inclina profondément et sortit pour aller rendre la vie à sa Lorraine martyrisée. Le lendemain, le Téméraire était inhumé dans la Collégiale Saint-Georges tendue de drap noir et en présence de tous les habitants de la ville portant à la main un cierge allumé. Tout était bien fini[xix]...

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xxix

Il est à présent à Bruges.