Elle avait écorché son nom, mais il ne releva pas.
— C’est bien moi.
— Je m’appelle Kathleen DeVries, dit la femme. J’ai hésité à vous contacter. Je vous téléphone de Johannesburg.
— Johannesburg ? En l’Afrique du Sud ?
— Pour l’instant, oui, en tout cas, dit-elle. Si on doit croire les visions, le pays sera officiellement rebaptisé Azania d’ici à vingt et un ans.
Théo attendit en silence qu’elle poursuive, ce qu’elle fit après un temps.
— Et c’est justement à propos des visions que je vous contacte. Vous étiez dans la mienne.
Théo sentit son coeur s’emballer. Voilà une bonne nouvelle ! Il n’avait peut-être eu aucune vision pour une raison quelconque, mais cette femme l’avait vu dans plus de vingt ans. Il serait bien vivant alors, évidemment ! Et Lloyd s’était complètement trompé.
— Oui ? fit-il, impatient de connaître la suite.
— Euh, je suis désolée de vous avoir dérangé, dit assez curieusement DeVries. Je peux… je peux vous demander ce qu’il y avait dans votre propre vision ?
Les poumons de Théo se vidèrent d’eux-mêmes.
— Je n’en ai pas eu.
— Oh. Oh, je suis vraiment navrée de l’entendre. Mais… eh bien, je pense que ce n’était pas une erreur.
— Qu’est-ce qui n’était pas une erreur ?
— Ma propre vision. J’étais ici, chez moi, à Johannesburg, et je lisais le journal avant le dîner. Sauf que ce n’était pas un journal en papier, mais une sorte de feuille en plastique, un écran de lecture électronique, je suppose. Bref, il se trouve que l’article que je lisais concernait… Désolée qu’il n’y ait pas d’autre façon de le dire : il concernait votre mort.
Théo avait lu une histoire de Lord Dunsany dans laquelle un homme qui rêvait de lire aujourd’hui le journal du lendemain voyait son voeu exaucé, et découvrait avec horreur sa propre notice nécrologique. Le choc de cette découverte le tuait net et, bien sûr, sa mort serait citée dans le journal du lendemain. Ce n’était qu’une simple pirouette d’écrivain, un petit paradoxe fantastique. Mais là… Il ne s’agissait pas du journal du lendemain, mais d’une édition qui sortirait dans plus de vingt ans.
— Ma mort, répéta-t-il, comme si ces deux mots ne figuraient pas dans son vocabulaire.
— Oui, c’est ça.
Théo réussit à se reprendre un peu.
— Dites-moi, comment puis-je être sûr que ce n’est pas une arnaque, ou une mauvaise blague ?
— Je suis désolée. Je n’aurais pas dû vous appeler. Je vais…
— Non, non, non. Ne raccrochez pas. En fait, j’aimerais que vous me donniez votre nom et votre numéro. Ce foutu téléphone affiche « hors zone ». Vous devriez me laisser vous rappeler. Cette communication doit vous coûter une fortune.
— Mon nom est Kathleen DeVries, comme je vous l’ai déjà dit. Je suis infirmière dans une maison de retraite ici. (Elle lui donna son numéro.) Mais ça ne me dérange pas du tout de payer la communication, je vous assure. Honnêtement, je ne cherche pas à vous escroquer ou à vous piéger. Mais bon… Vous savez, je vois des gens mourir tout le temps. Nous perdons en moyenne un résident par semaine, mais ils ont presque tous plus de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans. Vous, vous en aurez seulement quarante-huit quand vous mourrez, et c’est beaucoup trop jeune. J’ai pensé qu’en vous prévenant vous pourriez trouver un moyen d’éviter de mourir, peut-être.
Théo mit un temps avant de répondre :
— Et la… notice nécrologique précise de quoi je suis décédé ?
Pendant un moment assez bizarre, il fut presque heureux que sa disparition ait mérité d’être rapportée dans des journaux internationaux. Il faillit demander si parmi les premiers mots de l’annonce il y avait « lauréat du prix Nobel ».
— Je sais que je devrais surveiller mon taux de cholestérol. C’était une crise cardiaque ?
Un silence de plusieurs secondes suivit.
— Docteur Procopides, je suis vraiment désolée, j’imagine que j’aurais dû être plus claire dès le début. Je ne lisais pas la rubrique nécrologique, mais un article… Un article qui parlait de votre meurtre.
Théo ne dit rien. Il aurait pu répéter cette dernière phrase d’un ton incrédule, mais à quoi bon ?
Il avait vingt-sept ans, il était en bonne santé. Comme il l’avait pensé quelques instants plus tôt, pourquoi serait-il décédé de causes naturelles dans seulement une vingtaine d’années ? Mais… victime d’un meurtre ?
— Docteur Procopides ? Vous êtes toujours là ?
— Oui.
Pour le moment.
— Je… je suis navrée, docteur Procopides. Je sais que ça doit vous faire un choc.
Il laissa passer quelques secondes, puis :
— L’article que vous lisiez… Précisait-il l’identité du meurtrier ?
— Je crains que non. C’était un crime non élucidé, apparemment.
— Bon, mais que disait cet article, au juste ?
— J’ai couché sur le papier tout ce dont je me souvenais. Je peux vous l’envoyer par e-mail, mais, attendez, je vais vous lire mes notes tout de suite. N’oubliez pas que je l’ai reconstitué. Je pense que c’est très proche de l’original, mais je ne peux pas vous garantir chaque mot. (Elle fit une pause, se racla la gorge et reprit.) Le titre disait : « Un physicien tué par balle ».
Par balle, songea Théo. Seigneur.
— Le lieu de rédaction indiquait Genève. Le texte, maintenant : « Theodosios Procopides, un physicien grec travaillant au CERN, le centre européen de physique des particules, a été retrouvé mort aujourd’hui, tué par balle. Procopides, diplômé d’Oxford, était directeur du Collisionneur tachyon-tardyon au… »
— Vous pouvez répéter ? demanda Théo.
— Le Collisionneur tachyon-tardyon, dit DeVries. Je n’avais jamais entendu ces mots auparavant.
Et cela se sentait. Elle prononçait « tachyon » avec le son « ch » au lieu du son « k ».
— Un tel collisionneur n’existe pas, dit Théo. Enfin, pas encore. Mais poursuivez, je vous en prie.
— « … directeur du Collisionneur tachyon-tardyon au CERN. Le docteur Procopides travaillait au CERN depuis vingt-trois ans. Aucun mobile n’a été suggéré quant à son assassinat, mais on a écarté la piste d’un vol qui aurait mal tourné, puisqu’on a retrouvé le portefeuille sur le cadavre. D’après les premières constatations, le physicien aurait été abattu entre midi et 13 heures hier, heure locale. L’enquête se poursuit. Le docteur Procopides laisse… »
— Oui ? Oui ?
— Désolée, c’est tout.
— Vous voulez dire que votre vision s’est arrêtée avant que vous ayez terminé de lire l’article ?
Il y eut un court silence.
— Euh, pas exactement. Le reste de l’article n’était pas affiché sur l’écran et au lieu d’appuyer sur la touche de défilement pour avoir la suite, je suis passée à un autre article… Navrée, docteur Procopides. Personnellement, je veux dire en ce qui me concerne en 2009, je m’intéresserais à la suite, mais en 2030 ça n’a pas semblé me passionner. J’ai bien essayé de l’influencer — de m’influencer dans le futur — pour avoir la fin de l’article, mais ça n’a pas marché.
— Donc vous ne savez pas qui m’a tué, c’est bien ça ?
— Je suis vraiment désolée.
— Et le journal que vous lisiez, vous êtes bien sûre que c’était celui du jour ? Vous savez, celui du 23 octobre 2030 ?
— En fait, non. Il y avait un en-tête en haut de l’écran qui indiquait « The Johannesburg Star, mardi 22 octobre 2030 ». J’imagine que c’était le journal de la veille…