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Le docteur Procopides laisse…

… une femme et un, deux, trois enfants ?

C’était généralement ce qu’on écrivait dans les notices nécrologiques. Une femme… Son épouse Anthoula, tiens, une jolie Grecque. Papa serait ravi qu’il se marie avec une compatriote.

Sauf que Théo ne connaissait aucune jolie fille grecque, ni même d’ailleurs une jolie fille de n’importe quelle autre nationalité. Du moins — une pensée lui vint, qu’il refoula aussitôt —, pas qui soit libre.

Il s’était voué à son travail. D’abord en obtenant des notes suffisantes pour entrer à Oxford. Ensuite en décrochant son doctorat. Et puis en étant pris ici. Oh, il y avait eu des filles, bien sûr, des élèves américaines à Athènes, des histoires d’une nuit avec d’autres étudiantes et même, une fois, au Danemark, une prostituée. Mais il avait toujours pensé qu’il aurait du temps plus tard pour l’amour, une femme, des enfants.

Mais quand viendrait ce temps ?

Il s’était effectivement demandé si l’article commencerait par la mention « lauréat du prix Nobel ». Bon, pas de chance, mais il s’était quand même posé la question et, s’il voulait être honnête avec lui-même, il devait reconnaître que c’était une sacrée question. Avoir le Nobel revenait à assurer son immortalité, d’une certaine manière, parce qu’on se souviendrait à jamais de lui.

L’expérience avec le LHC que Lloyd et lui avaient passé des années à concevoir aurait dû produire le Higgs. S’ils avaient réussi, le Nobel aurait certainement suivi. Mais ils n’en avaient pas fait la découverte.

La découverte. Comme s’il aurait pu se contenter d’une seule découverte !

Et il serait mort dans vingt et un ans. Qui se souviendrait de lui ?

Tout ça était tellement dingue. Tellement incroyable.

Il était Theodosios Procopides, bon sang. Il était immortel.

Bien sûr, il l’était. Bien sûr. Mais qui ne l’était pas, à vingt-sept ans ?

Une femme. Des enfants. L’article en avait sûrement parlé. Si seulement mademoiselle DeVries avait eu la bonne idée d’en terminer la lecture, elle aurait vu leur prénom, peut-être leur âge.

Mais… Une minute !

Combien y avait-il de pages dans un journal classique d’une mégalopole ? Deux cents, disons. Et combien de lecteurs ? La diffusion moyenne d’un gros quotidien devait frôler le demi-million d’exemplaires. D’accord, DeVries avait dit qu’elle lisait le journal de la veille. Mais elle n’avait pas pu être la seule à voir cet article pendant les deux minutes de cet aperçu du futur.

Et puis, selon toute vraisemblance, Théo serait assassiné en Suisse, puisque l’article faisait référence à Genève. Pourtant l’histoire était reprise dans un quotidien d’Afrique du Sud. Ce qui signifiait qu’elle avait dû être mentionnée dans d’autres journaux ou newsgroups à travers le monde, sans doute avec des relations différentes de l’événement. Et il était logique de penser que La Tribune de Genève lui avait consacré un article plus détaillé. Il devait exister des centaines, voire des milliers de gens qui avaient lu quelque chose sur sa mort.

Il pouvait passer des annonces pour les contacter, sur Internet et dans les grands journaux. Il en apprendrait plus, et surtout il apprendrait s’il y avait la moindre vérité dans ce que DeVries avait raconté.

— Regardez ça, dit Jake Horowitz.

Il posa son PDA sur le bureau de Lloyd. L’appareil affichait une page Web.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ça vient du Service d’études géologiques des États-Unis. Des relevés sismographiques.

— Et ?

— Regardez, ceux d’aujourd’hui dit Jake.

— Oh ! là là…

— Exactement. Pendant presque deux minutes, à partir de 17 heures, heure locale, les enregistreurs n’ont rien détecté du tout. Soit ils ont relevé zéro perturbation, ce qui est impossible parce que la Terre tremble continuellement de façon très légère, même si c’est seulement par l’influence de la Lune sur les marées, soit ils n’ont conservé aucune donnée. C’est comme pour les caméras vidéo : pas d’enregistrement de ce qui s’est passé pendant ces deux minutes. Et j’ai vérifié auprès des divers services météos nationaux. Leurs instruments de mesure — du vent, de la température, de la pression atmosphérique, j’en passe — n’ont rien enregistré pendant le Flashforward. La NASA et l’ESA rapportent une période morte de la même durée dans la télémétrie de leurs satellites.

— Comment est-ce possible ? demanda Lloyd.

— Aucune idée, fit Jake en grattant sa tignasse rousse. Mais d’une façon ou d’une autre toutes les caméras, tous les senseurs, tous les instruments d’enregistrement sont tombés en rade durant le Flashforward.

Théo était assis à son bureau, sous l’aimable surveillance d’un Donald Duck en plastique perché au sommet du moniteur, et il réfléchissait à la meilleure façon de formuler sa requête. Il décida qu’il valait mieux être simple et direct. Après tout, le message paraîtrait dans les petites annonces de centaines de journaux de par le monde, et l’entreprise lui coûterait une fortune s’il ne faisait pas preuve de concision. Il disposait de trois claviers : un azerty français, un qwerty anglais, et un grec. Il utilisait le français.

« Theodosios Procopides, natif d’Athènes, travaillant au CERN, sera assassiné lundi 21 octobre 2030. Si votre vision est en relation avec ce crime, merci de contacter :

procopides@cern.ch »

Il se demanda s’il en resterait là, puis ajouta une dernière ligne : « J’espère empêcher mon propre meurtre. »

Il était capable de traduire lui-même ce message en grec et en anglais. En théorie, son ordinateur pouvait le traduire dans d’autres langues à sa place, mais s’il y avait une chose qu’il avait apprise depuis qu’il était au CERN, c’était l’imprécision fréquente des traductions par ordinateur. Non, il demanderait à diverses personnes du CERN de l’aider et aussi de lui conseiller les journaux les plus lus dans les divers pays.

Mais il y avait une chose qu’il pouvait faire immédiatement : poster sa note dans des newsgroups. Ce qu’il fit avant de rentrer chez lui se coucher.

Finalement, à une heure du matin, Michiko et Lloyd quittèrent le CERN. Une fois encore ils laissèrent la Toyota dans le parking intérieur. Il n’était pas rare que des gens passent la nuit sur les lieux.

Michiko travaillait pour Sumitomo Electric. Ingénieur spécialisé dans les technologies d’accélération par supraconductivité, elle était en mission de longue durée au CERN qui avait acheté à Sumitomo de nombreux composants du LHC. Son employeur leur avait trouvé, à Tamiko et elle, un superbe appartement sur la rive droite de Genève. Lloyd était moins bien payé et il n’avait pas d’allocation logement. Son appartement était situé dans la ville de Saint-Genis. Il aimait vivre en France tout en travaillant en Suisse. Le CERN avait son propre poste frontière qui permettait au personnel de passer de l’un à l’autre pays sans devoir montrer son passeport.

Lloyd louait un meublé. Il travaillait au CERN depuis deux ans, mais il ne considérait pas cet appartement comme sa véritable résidence et l’idée d’acheter des meubles qu’il devrait ensuite rapatrier en Amérique lui semblait insensée. Ceux qu’on lui avait alloués étaient un peu démodés et trop décorés à son goût, mais au moins ils n’étaient pas dépareillés et l’ensemble restait assez plaisant : bois sombre, moquette orange, murs rouge foncé. Le mobilier ajoutait une touche chaude et confortable, même s’il rapetissait les pièces. Mais Lloyd n’éprouvait aucun attachement personnel pour cet endroit. Il ne s’était jamais marié, n’avait jamais emménagé avec une femme et depuis vingt-cinq ans qu’il vivait seul il avait changé onze fois d’adresse. Ce soir néanmoins, il était hors de question qu’ils se rendent chez Michiko. Il y aurait trop de choses rappelant Tamiko dans l’appartement de Genève, trop de souvenirs à affronter si tôt après sa disparition.