Lloyd habitait dans un immeuble vieux de quarante ans et le chauffage était fourni par des radiateurs électriques. Ils s’assirent sur le canapé. Il avait passé un bras autour des épaules de la jeune femme et il s’efforçait de la réconforter.
— Je suis désolé, dit-il.
Le visage de Michiko était encore gonflé. Elle connaissait des plages de calme relatif, mais soudain elle fondait en larmes. Elle acquiesça doucement.
— Il n’y avait aucun moyen de le prévoir, dit-il encore. Aucun moyen de l’empêcher.
Mais elle secoua la tête.
— Quel genre de mère je fais ? J’ai emmené ma fille à l’autre bout du monde, loin de ses grands-parents, loin de chez elle.
Il ne répondit pas. Que pouvait-il dire ? Qu’il lui avait semblé que c’était une chose merveilleuse à faire ? Que venir étudier en Europe, même si Tamiko n’avait que huit ans, aurait été une expérience géniale pour n’importe quel enfant ? Malgré le drame, amener Tamiko en Suisse avait été une bonne idée à l’origine.
— Je devrais essayer de contacter Hiroshi, déclara Michiko. Pour m’assurer qu’il a bien reçu le mail.
Lloyd faillit souligner que son ex-mari ne manifesterait probablement pas plus d’intérêt pour sa fille morte que lorsqu’elle était vivante. Sans jamais l’avoir rencontré, il détestait le Japonais, et sur divers plans. Il détestait le fait que Hiroshi ait rendu sa Michiko aussi triste ; pas une fois ou deux, mais pendant des années d’affilée. Il était peiné d’imaginer Michiko faisant son chemin dans la vie sans un sourire aux lèvres, sans joie dans le coeur. Par ailleurs, et pour être tout à fait franc, il détestait Hiroshi parce que celui-ci avait été le premier amant de Michiko. Mais Lloyd n’exprima rien de tout cela. Il se limita à caresser les cheveux si noirs de Michiko.
— Il ne voulait pas que je l’amène ici, dit-elle en reniflant. Il voulait qu’elle reste à Tokyo, qu’elle aille dans une école japonaise. (Elle s’essuya les yeux.) Une école convenable… Si seulement je l’avais écouté…
— Le phénomène s’est produit dans le monde entier, dit Lloyd avec douceur. Elle n’aurait pas été plus en sécurité à Tokyo qu’à Genève. Tu ne peux pas t’en vouloir.
— Je ne m’en veux pas, répondit-elle. Je…
Elle se tut et il ne put s’empêcher de se demander si elle n’avait pas failli dire : « C’est à toi que j’en veux. »
Michiko n’était pas venue au CERN pour être auprès de lui, mais il ne faisait aucun doute pour l’un comme pour l’autre qu’elle était restée à cause de lui. Elle avait demandé à Sumitomo de lui trouver une mission ici, après l’installation de l’équipement dont elle était responsable. Les deux premiers mois, Tamiko était encore au Japon, mais quand Michiko avait décidé de prolonger son séjour elle s’était arrangée pour faire venir sa fille en Europe.
Lloyd avait aimé Tamiko. Il savait que le rôle de beau-père n’était jamais facile, mais le courant était tout de suite bien passé entre eux. Tous les jeunes enfants ne sont pas forcément ravis quand un de leurs parents divorcés rencontre un nouveau partenaire. La propre soeur de Lloyd avait rompu avec son nouveau petit ami parce que ses deux jeunes fils ne voulaient pas de lui dans sa vie. Mais Tamiko avait dit un jour à Lloyd qu’elle l’aimait bien parce qu’il faisait sourire sa mère.
Il regarda sa fiancée. Elle était si triste qu’il se demanda si elle sourirait de nouveau un jour. Il avait envie de pleurer, lui aussi, mais il y avait en lui un verrou stupide et très masculin qui lui interdisait de se laisser aller tant qu’elle n’irait pas mieux. Alors il se retint.
Il aurait aimé savoir quel impact cette tragédie aurait sur leur mariage prochain. Il n’avait pas donné de date à sa demande, déclarant simplement à Michiko qu’il l’aimait, totalement, inconditionnellement. Et il ne doutait pas des sentiments qu’elle avait pour lui. Néanmoins, à un certain niveau, il y avait eu une raison secondaire pour que Michiko veuille l’épouser. Aussi moderne et libérée que soit une femme, et selon les critères japonais Michiko était très moderne, elle cherchait un substitut au père pour son enfant, quelqu’un qui l’aiderait à élever Tamiko, quelqu’un qui aurait assuré une présence masculine dans son existence.
Michiko avait-elle réellement recherché un mari ? Oh, bien sûr, elle et Lloyd étaient parfaitement heureux ensemble. Mais beaucoup de couples connaissaient le bonheur sans souhaiter le mariage ou un engagement à long terme. Voudrait-elle encore l’épouser, à présent ?
Et, bien sûr, il y avait cette autre femme, celle de sa vision, la preuve incontournable…
La preuve que, comme ses parents qui avaient fini par divorcer, son mariage prévu avec Michiko se terminerait sur un échec.
Chapitre 7
Jour 2 : mercredi 22 avril 2009
Le nombre des décès consécutifs au phénomène de Flashforward survenu hier ne cesse d’augmenter. A Caracas (Venezuela), Guillermo Garmendia, 36 ans et apparemment inconsolable après la mort de sa femme Maria, 34 ans, a tué ses deux fils, Ramon, 7 ans, et Salvador, 5 ans, avant de retourner l’arme contre lui.
Le gouvernement du Queensland, en Australie, a déclaré officiellement l’état d’urgence, suite au Flashforward.
La compagnie Bondplus de San Rafaël, dans l’État de Californie, connaît des troubles extrêmes. Le président-directeur général, le chef comptable et tout le conseil d’administration ont péri quand le jet de la société s’est écrasé peu après le décollage, au moment du Flashforward. Bondplus était justement l’objet d’une OPA hostile de la part de son grand rival, les adhésifs Jasmine.
Un recours collectif en justice réclamant un milliard de dollars canadiens a été lancé contre la Commission de transit de Toronto, au nom des passagers des transports publics blessés ou tués pendant le Flashforward, au prétexte que la Commission a fait preuve de négligence en n’installant pas de rembourrage de sol au bas des escaliers, mécaniques ou non, afin de protéger les voyageurs en cas de chute.
Une vente massive de yens a précipité une nouvelle crise de l’économie japonaise, à la suite des données tirées du Flashforward qui indiquent qu’en 2030 le yen ne vaudra que la moitié de sa valeur actuelle face au dollar.
La course contre la montre était lancée. Tête baissée, Théo étudiait les fichiers de bord informatiques qui occupaient son bureau. Il devait bien y avoir une réponse, une explication rationnelle à ce qui était arrivé. Dans tout le CERN, les physiciens analysaient et exploraient diverses hypothèses dont ils débattaient ensuite.
La porte de la pièce s’ouvrit et Michiko Komura entra avec quelques feuillets à la main.
— J’ai entendu dire que vous cherchiez des renseignements concernant votre propre assassinat, dit-elle. Il sentit les battements de son coeur accélérer.