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Lloyd dirigeait le groupe de presque un millier de chercheurs qui utilisaient le détecteur ALICE. Avec Théo, ils avaient consacré deux ans à mettre en place la collision de particules d’aujourd’hui ; deux ans, pour abattre un travail qui aurait pu prendre une vie entière. Ils tentaient de recréer des niveaux d’énergie qui n’avaient pas existé depuis la nanoseconde suivant le Big Bang, quand la température de l’univers avait atteint 10 000 000 000 000 000 degrés. Ils espéraient ainsi détecter le Saint Graal de la physique des hautes énergies, le boson de Higgs si longtemps recherché, cette particule dont les interactions dotaient de masse les autres particules. Si leur expérience fonctionnait, le Higgs et le Nobel qui récompenserait très certainement ses découvreurs seraient à eux.

Toute l’expérience était automatisée et réglée à la seconde près. Il n’y avait pas de grande manette à abaisser, pas de déclencheur caché sous un bouton à enfoncer. Oui, Lloyd avait défini et Théo avait codé les modules centraux du programme pour cette expérience, mais tout était maintenant sous le contrôle d’un ordinateur.

Quand l’horloge digitale afficha 16 :59 :55, Lloyd se mit à suivre le décompte à haute voix :

— Cinq.

Il regarda Michiko.

— Quatre.

Elle lui adressa un sourire d’encouragement. Bon sang, ce qu’il pouvait l’aimer…

— Trois.

Il tourna le regard vers Théo, l’enfant prodige ; le genre de jeune génie que Lloyd avait espéré être lui-même, et qu’il ne serait jamais.

— Deux.

Toujours sûr de lui, Théo ferma le poing, pouce dressé, à l’attention de Lloyd.

— Un.

Mon Dieu, s’il vous plaît…, songea Lloyd.

— Zéro.

Et alors…

Soudain, tout fut différent.

Il y eut un changement instantané dans l’éclairage : celui de la salle de contrôle, faible, fut remplacé par la lumière du soleil qui se déversait à travers une fenêtre. Mais sans ajustement, sans-gêne, et Lloyd n’eut pas la sensation que ses pupilles se contractaient. Comme s’il était déjà habitué à cette lumière plus vive.

Et pourtant il n’avait aucun contrôle sur ses yeux. Il voulut regarder autour de lui, pour voir ce qui se passait, mais ses yeux bougèrent de leur propre volonté.

Il était dans un lit… nu, apparemment. Il sentait maintenant les draps de coton sur sa peau, alors qu’il se dressait sur un coude. Sa tête pivota et il eut un bref aperçu de lucarnes qui ouvraient selon toute vraisemblance au premier étage d’une maison de campagne. Des arbres étaient visibles et…

Non, c’était impossible. Ces feuillages étaient brunis. Mais on était le 21 avril : le printemps, pas l’automne.

Le regard de Lloyd continua à se déplacer et soudain, avec ce qui aurait dû provoquer un sursaut, il se rendit compte qu’il n’était pas seul dans ce lit. Quelqu’un d’autre était étendu près de lui.

Il eut un mouvement de recul.

Non… Non, ça n’allait pas. Il n’avait eu aucune réaction physique. C’était comme si son corps s’était dissocié de son esprit. Mais il avait eu l’impression de ce mouvement de recul.

L’autre personne était une femme, mais…

Qu’est-ce qui se passait, bon sang ?

Elle était âgée, avec la peau ridée et translucide, les cheveux blancs et trop fins. Le collagène qui avait jadis empli ses joues s’était tassé en petits bourrelets aux coins de sa bouche, une bouche qui à présent souriait, les petites rides presque englouties dans les replis permanents.

Lloyd voulut rouler loin de la vieille sorcière, mais son corps refusa de coopérer.

Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ?

C’était le printemps, pas l’automne.

À moins que…

À moins que, bien sûr, il soit désormais dans l’hémisphère sud. Transporté mystérieusement de la Suisse à l’Australie…

Mais non. Les arbres entrevus par la fenêtre étaient des érables et des peupliers. C’était forcément l’Amérique du Nord ou l’Europe.

Sa main se tendit. La femme portait une chemise bleu marine, mais ce n’était pas le haut d’un pyjama. Avec ses épaulettes boutonnées et ses nombreuses poches, le vêtement ressemblait au genre de tenue qu’une femme adopterait pour jardiner. Lloyd sentit ses doigts qui effleuraient maintenant le tissu, éprouvaient sa douceur, son moelleux. Et ensuite…

Ses doigts trouvèrent le bouton, son plastique dur tiédi par le corps de la femme, translucide comme sa peau. Sans hésiter ils le saisirent, le tirèrent, le firent glisser de côté pour qu’il passe dans la boutonnière. Avant que le haut de la chemise s’ouvre, le regard de Lloyd, qui agissait toujours de sa seule initiative, remonta vers le visage de la vieille femme, plongea dans ses yeux bleu pâle, avec les iris entourés d’un halo blanc.

Il sentit la peau de ses propres joues se tendre quand il sourit. Sa main glissa dans l’échancrure, trouva un sein. Une fois encore il voulut reculer, retirer sa main au plus vite. Le sein était doux, ridé, avec la peau pendante, comme un fruit trop mûr. Les doigts se réunirent pour suivre son contour et chercher le mamelon.

Il sentit une pression dans le bas de son corps. Pendant un instant horrible il pensa qu’il avait un début d’érection, mais ce n’était pas ça. Soudain, sa vessie lui semblait trop pleine et il fallait absolument qu’il la vide. Il retira sa main et vit le regard de la vieille femme devenir interrogateur. Lloyd sentit ses épaules se soulever légèrement, puis s’abaisser. Elle lui sourit d’un air compréhensif, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, comme s’il s’excusait souvent dès les préliminaires. Elle avait les dents un peu jaunies, mais en excellent état.

Enfin son corps fit ce que Lloyd désirait depuis le début : il s’écarta d’elle. Dans le mouvement, une douleur envahit son genou, semblable à une piqûre aiguë. Il avait mal, mais il n’en montra rien. Il balança ses jambes hors du lit et ses pieds touchèrent doucement le parquet froid. Alors qu’il se levait, il en vit un peu plus du monde extérieur, par la fenêtre. C’était la mi-matinée ou le début de l’après-midi, et l’ombre projetée par un arbre tombait nettement sur son voisin. Un oiseau se reposait sur une des branches. Apeuré par le mouvement soudain dans la chambre, il s’envola. Un merle américain, cette espèce d’Amérique du Nord moins menue que le rouge-gorge européen. Lloyd se trouvait donc aux États-Unis, ou au Canada. En fait, le paysage extérieur évoquait plutôt la Nouvelle-Angleterre. Lloyd adorait les couleurs de l’automne en Nouvelle-Angleterre.

Il se mit à se déplacer lentement, sans presque décoller les pieds du plancher. Les meubles dépareillés indiquaient très certainement une résidence secondaire. Cette table de nuit, basse, en aggloméré avec un vernis imitant le grain du bois sur la tablette, il la reconnut. Il l’avait achetée quand il était encore étudiant et elle avait fini dans la chambre d’ami de sa maison dans l’Illinois. Mais que faisait-elle ici, dans cet endroit inconnu ?

Il continuait à marcher. Son genou droit le faisait souffrir à chaque pas et il aurait aimé savoir ce qu’il avait. Un miroir était accroché au mur. Son cadre était en pin noueux, recouvert d’un vernis clair. Il jurait avec le « bois » plus foncé de la table de nuit, bien sûr, mais…

Bon Dieu.

Oh, Bon Dieu… !

D’eux-mêmes, ses yeux s’étaient braqués sur le miroir alors qu’il passait devant et il avait vu son reflet…

Pendant un quart de seconde, il avait cru que c’était celui de son père.

Mais c’était bien lui. Ce qui lui restait de cheveux était entièrement gris et les poils de sa poitrine d’un blanc neigeux.