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— Vous devez être le monsieur du CERN, dit la femme.

Bien que Genève soit située dans la partie francophone de la Suisse, la femme parlait avec un fort accent allemand. Siège de nombreuses organisations internationales, Genève attirait des gens venus des quatre coins du monde.

— C’est exact, dit Théo.

Il faillit ajouter la formule « Frau Drescher ». Elle avait environ quarante-cinq ans, était mince, très jolie, avec des cheveux d’un blond qu’il devinait naturel.

— Je m’appelle Théo Procopides. Je vous remercie de me recevoir.

Frau Drescher haussa très légèrement ses épaules menues.

— Je n’aurais pas accepté de le faire, en temps normal, bien sûr : un inconnu qui vous téléphone pour vous voir… Mais ces deux derniers jours ont été tellement étranges.

— En effet, approuva-t-il. Herr Drescher est-il là ?

— Il n’est pas encore rentré. Son travail le retient parfois jusqu’à une heure assez avancée.

Théo eut un sourire indulgent.

— Je l’imagine aisément. Le métier de policier doit être très exigeant.

La femme fronça les sourcils.

— Le métier de policier ? Vous croyez que c’est celui de mon mari ?

— Il est officier de police, non ?

— Helmut ? Il vend des chaussures. Il a un magasin rue du Rhône.

Bien sûr les gens pouvaient changer de carrière, en vingt ans, mais passer de vendeur de chaussures à inspecteur de police ? La chose lui semblait très improbable. Par ailleurs, les vitrines luxueuses de la rue du Rhône coûtaient une petite fortune. Théo lui-même ne pouvait s’offrir mieux que du lèche-vitrine quand il passait par là. Après avoir possédé un tel magasin, une personne qui deviendrait policier verrait ses revenus gravement amputés.

— Toutes mes excuses. J’ai simplement supposé… Votre mari est le seul Helmut Drescher dans l’annuaire de Genève, vous comprenez. Connaîtriez-vous une autre personne qui porte le même nom ?

— Non, à moins que vous fassiez allusion à mon fils.

— Votre fils ?

— Nous le surnommons « Moot », mais en réalité c’est Helmut junior.

Bien sûr ! Le père tenait un magasin de chaussures et le fils était dans la police. Et tout naturellement, son numéro personnel ne figurait pas dans l’annuaire.

— Ah, excusez-moi, c’est moi qui me suis trompé. Ce doit être lui, oui. Pourriez-vous me dire comment entrer en contact avec votre fils ?

— Il est là-haut, dans sa chambre.

— Vous voulez dire qu’il habite toujours ici ?

— Bien sûr. Il n’a que sept ans…

Mentalement, Théo se donna une bonne gifle. Il avait encore du mal à s’adapter à la réalité de cet aperçu du futur et peut-être son absence de vision personnelle expliquait pourquoi il ne se faisait pas au décalage. N’empêche, il avait l’impression de se conduire comme un imbécile.

Si le jeune Moot avait sept ans aujourd’hui, il en aurait vingt-huit au moment de la mort de Théo, c’est-à-dire qu’il serait plus âgé d’un an que le Théo actuel. Et il était inutile de demander s’il voulait devenir policier quand il serait adulte. À sept ans, tous les garçons en rêvent.

— Je ne voudrais surtout pas abuser de votre gentillesse, mais me serait-il possible de le voir ?

— Je ne sais pas trop… Peut-être vaudrait-il mieux attendre que mon mari rentre.

— Si vous préférez, dit Théo.

Elle semblait s’attendre qu’il insiste, qu’il soit disposé à patienter parut dissiper ses craintes.

— Très bien, dit-elle, entrez. Mais je dois vous prévenir : Moot est très réservé depuis ce… cette chose, hier. Et comme il a très mal dormi cette nuit, il est plutôt difficile.

— Je comprends.

Il entra. L’intérieur était lumineux, spacieux, avec une vue magnifique sur le lac Léman. Helmut père devait vendre beaucoup de chaussures.

L’escalier était composé de marches horizontales sans support vertical. Mme Drescher s’arrêta devant les premières et appela :

— Moot ! Moot ! Il y a quelqu’un qui voudrait te voir !

Puis elle se tourna vers son visiteur.

— Vous ne voulez pas vous asseoir ?

Elle lui désigna un fauteuil bas en bois avec des coussins blancs, coordonné au canapé voisin. Il s’assit, La femme retourna au pied de l’escalier, derrière Théo à présent, et appela de nouveau son fils.

— Moot ! Descends ! Il y a quelqu’un qui veut te voir.

Elle revint dans le champ de vision de son visiteur et lui adressa une moue de mère-qui-fait-ce-qu’elle-peut.

Finalement il y eut un bruit de pas légers sur les marches en bois. Le garçon descendait rapidement. Il avait peut-être hésité à répondre à l’ordre de sa mère, mais, comme la plupart des enfants de son âge, il estimait sans doute qu’un escalier était fait pour être dévalé.

— Ah, Moot, dit Frau Drescher. Voici Herr Proco…

Théo tourna la tête pour regarder le gamin. À la seconde où celui-ci vit son visage, il hurla et remonta à l’étage si vite que les marches en tremblèrent.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui lança sa mère avant qu’il disparaisse.

Dès qu’il eut atteint l’étage, l’enfant claqua une porte derrière lui.

— Je suis vraiment désolée, dit la mère en reportant son attention sur le Grec. Je ne sais pas ce qui lui a pris.

Théo ferma les yeux une seconde.

— Je crois savoir, moi. Je ne vous ai pas tout dit, Frau Drescher. Je… Dans vingt et un ans, je serai mort. Et votre fils, Helmut Drescher, sera inspecteur dans la police genevoise. C’est lui qui enquêtera sur mon assassinat.

La femme devint aussi pâle que les neiges éternelles du Mont Blanc.

— Mein Gott, murmura-t-elle.

— Il faut que vous me laissiez parler à Helmut, reprit-il. Il ma reconnu, ce qui prouve que sa vision a un rapport avec moi.

— Ce n’est qu’un petit garçon.

— J’en suis bien conscient… mais il a des renseignements concernant mon meurtre. J’ai besoin de savoir tout ce qu’il sait.

— Un enfant ne peut rien comprendre à tout ça.

— Je vous en prie, Frau Drescher. S’il vous plaît… C’est de ma vie que nous parlons.

— Il n’a rien voulu dire de sa… de sa vision, répondit-elle. Ça l’a visiblement traumatisé, mais il ne veut pas en parler.

— S’il vous plaît. Je dois savoir ce qu’il a vu.

Elle réfléchit un long moment puis, comme si elle pensait que c’était une erreur, elle dit :

— Venez avec moi.

Elle gravit l’escalier et Théo la suivit. Al’étage, il y avait quatre pièces : une salle de bains, deux chambres dont les portes étaient ouvertes, et la dernière, avec la porte fermée ornée d’une affiche de Rocky. Frau Drescher fit signe à Théo de reculer un peu dans le couloir. Il s’exécuta et elle alla tambouriner doucement au visage de Stallone.

— Moot ! Moot, c’est maman. Je peux entrer ?

Pas de réponse.

Elle posa la main sur la poignée en laiton et la tourna lentement, avant de passer timidement la tête par l’embrasure.

— Moot ?

Une voix assourdie, comme si l’enfant s’était jeté à plat ventre sur son lit et avait enfoui sa tête dans l’oreiller.

— Le monsieur est toujours là ?

— Il n’entrera pas ici, je te le promets… Tu le connais ?