— Un truc sur la dalistique…
— Dal… ? Tu veux dire « balistique » ?
— Peut-être. Ils allaient envoyer les balles à la dalistique. C’est une ville ?
Théo secoua la tête.
— Est-ce qu’ils ont dit autre chose à propos des balles ?
— Elles étaient américaines. L’homme a dit qu’il y avait écrit « Remington » sur les douilles, et moi j’ai dit, comme si je savais de quoi je parlais : « américaines », et il a fait « oui » de la tête.
— Est-ce qu’ils ont dit autre chose ? Quand ils examinaient ma poitrine ?
L’enfant blêmit.
— Il y avait tout plein de sang et tout ça. Je…
Frau Drescher serra son fils contre elle.
— Je suis désolée, Herr Procopides, mais je pense que ça suffit.
— Mais…
— Non. Vous devriez partir, maintenant.
Théo vida lentement ses poumons de tout l’air qu’ils contenaient. Il plongea la main dans une poche, en ressortit une de ses cartes de visite et s’approcha du lit.
— Moot, c’est pour me contacter. Garde cette carte, s’il te plaît. Et si un jour, n’importe quand, même dans des années, il t’arrive quelque chose et que tu penses que je devrais être mis au courant, je t’en prie, passe-moi un coup de fil. C’est très, très important pour moi.
Le gamin baissa les yeux sur le petit rectangle de bristol. On ne lui avait probablement encore jamais donné de carte de visite.
— Prends-la. Prends la carte. Elle est à toi, garde-la.
Dans un mouvement hésitant, Helmut junior la lui prit de la main.
Théo en donna une autre à sa mère, les remercia tous deux et s’en alla.
Chapitre 9
Darren Sunday, vedette de la série télévisée Dale Rice sur NBC, est décédé aujourd’hui des suites de ses blessures, après sa chute pendant le phénomène. Le tournage de la prochaine saison a été suspendu.
La Commission autoroutière de l’État de New York indique que le carambolage impliquant soixante-douze véhicules près de la sortie 44 (Canandaigua) n’a toujours pas été dégagé. Les voies en direction de l’ouest demeurent bloquées. Les automobilistes sont priés de choisir des itinéraires alternatifs.
À Londres, un groupe de dix mille musulmans, dont les prières privées ont été interrompues par le Flashforward, se sont réunis aujourd’hui à Piccadilly Circus pour se tourner vers La Mecque et prier en masse.
Le pape Benoît XVI a annoncé un programme épuisant de déplacements internationaux. Il invite catholiques comme non catholiques à assister aux messes qu’il dirigera afin d’apporter la consolation à quiconque a perdu un être cher pendant le Flashforward. Questionné sur l’éventualité que 109 le Flashforward soit d’essence miraculeuse ou divine, le souverain pontife a réservé sa réponse.
L’UNICEF est intervenu pour aider les agences d’adoption nationales débordées afin de trouver des foyers aux enfants devenus orphelins après le Flashforward.
Bien que le CERN soit en pleine ébullition, car chaque chercheur avait sa théorie personnelle sur ce qui était arrivé, Lloyd et Michiko rentrèrent tôt à la maison. Personne ne pouvait les critiquer après la mort de Tamiko. « La maison », une fois encore, fut sans qu’il soit nécessaire d’en discuter l’appartement de Lloyd, à Saint-Genis.
Michiko était toujours sujette à des crises de larmes, espacées maintenant de quelques heures, et Lloyd avait enfin trouvé le temps de s’enfermer à clé dans son bureau, pour poser la tête sur ses bras et pleurer son chagrin, lui aussi. Parfois les larmes aidaient à évacuer la douleur. Pas cette fois.
Ils dînèrent tôt. Lloyd prépara les côtes d’agneau qu’il avait dans le frigo. Pendant ce temps Michiko, qui visiblement voulait faire quelque chose — n’importe quoi — pour s’occuper 1 esprit, entreprit de ranger l’appartement.
Alors qu’ils concluaient le repas par un thé pour elle et un café pour lui, la question qu’il redoutait lui fut enfin posée.
— Qu’as-tu vu ? demanda Michiko.
Il ouvrit la bouche pour répondre, la referma.
— Oh, allez, dit Michiko, en décryptant évidemment son expression. Ça ne pouvait pas être moche à ce point.
— Ça l’était, fit-il.
— Qu’as-tu vu ? insista-t-elle.
Il ferma les yeux.
— Je… j’étais avec une autre femme.
Elle cligna plusieurs fois des paupières, très vite. D’une voix très froide elle dit enfin :
— Tu me trompais ?
— Non… Non.
— Alors quoi ?
— J’étais… Mon Dieu, je suis tellement désolé… J’étais marié à une autre femme.
— Comment sais-tu que vous étiez mariés ?
— Nous étions ensemble au lit. Nous portions la même alliance. Et nous nous trouvions dans un cottage, en Nouvelle-Angleterre.
— C’était peut-être chez elle.
— Non. J’ai reconnu certains de mes meubles.
— Tu étais marié avec quelqu’un d’autre…, répéta-t-elle comme si elle s’efforçait de se faire à ce concept.
Elle avait subi un tel choc récemment que, peut-être, elle n’avait pas pour l’instant la capacité intellectuelle d’en accepter un autre.
Lloyd hocha lentement la tête.
— Nous… Je veux dire : toi et moi, nous avons dû divorcer. Ou alors…
— Ou alors ?
— Eh bien, ou alors nous ne nous sommes jamais mariés.
— Tu ne m’aimes plus ? demanda-t-elle.
— Si, bien sûr. Bien sûr, je t’aime. Mais… Écoute, je ne voulais pas avoir cette vision. Elle ne m’a pas du tout plu. Tu te souviens de ce que nous avons dit, à propos de nos serments de mariage ? Quand nous avons discuté pour décider si nous garderions ou non la formule « Jusqu’à ce que la mort nous sépare » ? Tu as affirmé que c’était démodé et que plus personne ne le disait. Et, bon, toi tu as déjà été mariée. Moi, j’étais d’avis qu’on garde la phrase. C’était ce que je voulais. Je voulais un mariage qui dure éternellement. Pas comme celui de mes parents… et pas comme ton premier.
— Tu étais en Nouvelle-Angleterre, dit Michiko, qui s’efforçait toujours de comprendre. Et moi… j’étais à Kyoto.
— Avec une fillette, précisa Lloyd.
Il se tut, parce qu’il ne savait trop comment formuler la question qui l’obsédait. Mais quand il le fit, ce fut sans regarder Michiko.
— À quoi ressemblait-elle ?
— Elle avait de longs cheveux noirs, dit Michiko.
— Et… ?
Elle détourna les yeux à son tour.
— Et des traits asiatiques. Elle paraissait japonaise… Mais ça ne veut rien dire : il arrive souvent que les enfants de couples mixtes ressemblent beaucoup plus à un parent qu’à l’autre.
Lloyd sentit son coeur se serrer.
— Je pensais que nous étions faits l’un pour l’autre, dit-il à mi-voix. Je pensais…
Il ne termina pas. Il était incapable d’articuler « Je pensais que nous étions des âmes soeurs ». Un picotement avait envahi ses yeux. Apparemment, le même phénomène affectait Michiko. Elle les frotta du dos de ses mains.
— Je t’aime, Lloyd, dit-elle.
— Moi aussi, je t’aime, mais…