Elle haussa très légèrement les épaules.
— Apparemment.
— Et… et c’est la fille de Lloyd, aussi ?
La question sembla étonner la Japonaise.
— Bien sûr, répondit-elle, mais sa voix était hésitante.
— Parce que Lloyd…
Michiko se raidit.
— Il vous a raconté sa vision, c’est ça ?
Théo se rendit compte qu’il venait de mettre le doigt dans l’engrenage.
— Non, pas exactement. Seulement qu’il se trouvait en Nouvelle-Angleterre…
—… avec une autre femme. Oui, je suis au courant.
— Je suis sûr que ça ne veut rien dire. D’ailleurs j’ai la certitude que ces visions ne se réaliseront pas.
De nouveau, Michiko se plongea dans la contemplation des montagnes. Théo se surprenait à le faire de plus en plus souvent, lui aussi. Elles offraient un spectacle rassurant, solide, une permanence, une absence de changement. Il trouvait leur vue apaisante et tout autant l’idée qu’elles étaient là non pas depuis des décennies, mais depuis des millénaires.
— Vous savez, dit-elle, j’ai déjà divorcé une fois. Je ne suis pas assez naïve pour croire que tous les mariages durent éternellement. Peut-être que Lloyd et moi nous séparerons, à un moment ou un autre. Qui sait ?
Théo détourna la tête. Il était incapable de soutenir son regard et incertain quant à sa réaction s’il formulait les paroles qui fusaient dans son esprit.
— Il serait fou de vous laisser partir, fit-il platement.
Sa main libre était posée sur la table. Soudain il sentit celle de Michiko qui la tapotait affectueusement.
— Eh bien, merci, dit-elle.
Il osa alors la regarder et il vit qu’elle lui souriait.
— C’est la chose la plus gentille qu’on m’ait jamais dite.
Elle rompit le contact… mais seulement après quelques instants délicieux.
Lloyd Simcoe sortit du centre de contrôle du LHC et se dirigea vers le bâtiment abritant l’administration centrale. En temps normal il fallait compter un quart d’heure pour effectuer le trajet, mais cette fois il mit une demi-heure car il fut arrêté à trois reprises par des physiciens qu’il croisait. Ils lui demandèrent si l’expérience avec le LHC avait pu provoquer ce déplacement temporel, ou lui proposèrent des modèles théoriques pour expliquer le Flashforward. C’était une très belle journée de printemps, fraîche, avec de majestueuses montagnes de cumulonimbus dans le ciel d’un bleu vif qui rivalisaient avec les pics visibles à l’est.
Il pénétra enfin dans les locaux de l’administration et s’orienta pour trouver le bureau de Béranger. Bien entendu, il avait pris rendez-vous, d’ailleurs il avait déjà quinze minutes de retard. Mais le CERN était une structure complexe et en aucune manière vous ne pouviez passer voir le directeur général sur une simple envie.
La secrétaire de Béranger lui dit d’entrer immédiatement, ce que Lloyd fit. Dans la vaste pièce située au troisième étage, la baie vitrée donnait sur le campus du CERN. Béranger se leva de son bureau et alla s’installer à la longue table de conférence en grande partie occupée par les comptes-rendus, fichiers et documents consacrés au Flashforward. Lloyd s’assit face à lui.
— Oui ? dit Béranger.
— Je veux rendre la chose publique, déclara le visiteur sans préambule. Il faut dire au monde entier quel a été notre rôle dans ce qui s’est passé.
— Absolument pas. C’est hors de question.
— Mais enfin, Gaston, nous devons clarifier la situation !
— Vous n’avez aucune certitude que c’est notre faute, Lloyd. Vous ne pouvez pas le prouver, d’ailleurs personne ne le peut. Les téléphones n’arrêtent pas de sonner, bien sûr. J’imagine que chaque scientifique au monde reçoit des appels des médias pour lui demander son opinion sur ce qui est arrivé. Mais personne n’a établi de lien avec nous, pour l’instant. Et avec un peu de chance, personne ne le fera.
— Allons ! Théo m’a dit que vous étiez arrivé en trombe dans le centre de contrôle du LHC juste après le Flashforward. Dès le premier instant, vous avez su que c’était nous.
— Parce que je pensais qu’il s’agissait d’un phénomène localisé. Mais quand j’ai appris qu’il était mondial, j’ai révisé ma position. Vous pensez que nous étions la seule installation scientifique à faire quelque chose d’intéressant à ce moment précis ? J’ai vérifié. Le Kôh Ene Ken au Japon menait une expérience qui avait débuté cinq minutes avant le Flashforward. Le Stanford Linear Accelerator Center expérimentait une collision de particules, lui aussi. Le Sudbury Neutrino Observatory a relevé une éruption de neutrinos juste avant 17 heures. Au même moment, en Italie, on a enregistré une secousse sismique d’amplitude 3,4 sur l’échelle de Richter. Un nouveau réacteur nucléaire a été mis en service à 17 heures précises. Et Boeing menait une série de tests sur un moteur de fusée.
— Ni le KEK ni le SLAC ne peuvent produire des niveaux d’énergie approchant ce que nous faisons avec le LHC, dit Lloyd. Quant au reste, ce ne sont pas vraiment des événements inhabituels. Vous vous raccrochez à de faux espoirs.
— Non, lâcha Béranger. Je conduis une enquête impartiale. Vous n’êtes pas certain, je parle moralement, que ce soit nous. Et jusqu’à ce que vous le soyez, vous n’en dites pas un mot.
Lloyd secoua la tête.
— Je sais que vous passez vos journées dans la paperasse, mais j’aurais pensé que dans votre coeur vous étiez resté un scientifique.
— Je suis un scientifique. Il est précisément question de science, et de la méthode qu’on est censé appliquer pour la pratiquer. Vous êtes prêt à faire une annonce avant de disposer de tous les faits. Pas moi. (Il s’interrompit, reprit son souffle.) Écoutez, la foi des gens en la science a déjà été ébranlée de nombreuses fois. Trop d’histoires scientifiques se sont révélées être des canulars ou des fraudes.
Lloyd le dévisageait.
— Percival Lowell, qui avait seulement besoin de meilleures lentilles et d une imagination moins active, a affirmé avoir vu des canaux à la surface de Mars. Mais il n’y avait pas de canaux.
Nous devons toujours nous occuper des retombées qu’a créées cet imbécile à Roswell, quand il a décidé de déclarer que ce qu’il regardait était l’épave d’un vaisseau spatial, au lieu d’un simple ballon météo.
Et vous vous souvenez des Tasaday ? Cette tribu de l’âge de pierre découverte en Nouvelle-Guinée, dans les années 1970, qui n’avait pas de mot pour « guerre » ? Les anthropologues se sont battus pour les étudier. Un seul petit problème : c’était un canular. Mais les scientifiques étaient trop pressés de courir les plateaux de télévision et ils ont négligé d’examiner les preuves.
— Je ne cherche pas à passer à la télé, dit Lloyd.
— Ensuite nous avons annoncé la fusion froide au monde ébahi, poursuivit Béranger sans lui prêter attention. Vous vous souvenez ? La fin de la crise de l’énergie, la fin de la pauvreté ! Plus de puissance que l’humanité en aurait jamais besoin. Sauf que ce n’était pas réel, ce n’étaient que Fleischmann et Pons qui brûlaient les étapes.
Et puis nous avons commencé à parler de vie sur Mars, avec cette météorite retrouvée dans l’Antarctique et contenant de supposés microfossiles, preuve que l’évolution avait commencé sur une autre planète que la Terre. Mais une fois de plus les scientifiques avaient parlé trop vite et les fossiles n’en étaient pas du tout, c’étaient simplement des formations naturelles dans la roche.
Gaston reprit son souffle.
— Nous devons nous montrer prudents avec cette affaire, Lloyd. Vous avez déjà écouté quelqu’un de l’Institut pour la recherche sur la Création ? Ils dégoisent des tas d’âneries à propos de l’origine de la vie et pourtant il y a des gens dans le public qui sont d’accord avec eux. Les créationnistes disent que les scientifiques ne savent pas de quoi ils parlent et ils ont raison, parce que c’est le cas la moitié du temps. Nous ouvrons la bouche trop tôt, pour être les premiers, pour nous attribuer tout le mérite. Mais chaque fois que nous nous trompons, chaque fois que nous disons avoir fait une découverte majeure dans la lutte contre le cancer, ou quand nous affirmons avoir résolu un des mystères fondamentaux de l’univers, une semaine, un an ou dix ans plus tard nous devons faire marche arrière et dire : « Oups ! Nous nous sommes trompés, nous n’avions pas assez vérifié les données et les faits, nous ne savions pas de quoi nous parlions. » Et chaque fois que ça se produit, nous donnons un coup de pouce aux astrologues et aux créationnistes, aux tenants du New Âge et à tous les artistes de l’escroquerie et autres charlatans, sans parler de ceux qui sont tout bonnement cinglés. Nous sommes des scientifiques, Lloyd. Nous sommes supposés représenter le dernier bastion de la pensée rationnelle, basée sur des preuves vérifiables, reproductibles, irréfutables. Et pourtant nous sommes nous-mêmes nos pires ennemis. Vous voulez tout dire, vous voulez affirmer que le CERN est responsable, que nous avons déplacé la conscience humaine à travers le temps, que nous pouvons voir le futur et donner à tous le cadeau de savoir de quoi demain sera fait ? Mais je ne suis pas convaincu, moi. Vous pensez que je ne suis qu’un administrateur qui cherche à se couvrir, ou plutôt à nous couvrir tous, avec en prime nos assureurs. Mais ce n’est pas ça — ou, pour être tout à fait honnête, ce n’est pas entièrement ça. Bon sang, Lloyd, je suis désolé, plus désolé que vous pouvez l’imaginer, pour ce qui est arrivé à l’enfant de Michiko. Marie-Claire a accouché hier. Je ne devrais même pas être ici, mais il y a trop à faire. Dieu merci, sa soeur séjourne chez nous. J’ai un fils, à présent, et même si ce n’est que depuis quelques heures, je ne pourrais pas supporter de le perdre. L’épreuve que Michiko endure, que vous endurez, je ne peux même pas l’imaginer. Mais je veux un monde meilleur pour mon fils. Je veux un monde où la science est vraiment respectée, où les scientifiques parlent d’après des données vérifiées et non en partant de spéculations échevelées, un monde où quand quelqu’un exposera une avancée scientifique les gens l’écouteront avec attention parce qu’ils apprendront quelque chose sur la façon dont l’univers fonctionne. Je ne veux pas que ces gens lèvent les yeux au ciel et disent : « Je me demande ce qu’ils vont nous raconter cette semaine ! » Vous n’avez pas la preuve, la preuve irréfutable, que le CERN ait quelque rapport que ce soit avec ce qui est arrivé… Et jusqu’à ce que vous l’ayez, jusqu’à ce que moi je l’aie, personne ne donnera de conférence de presse. C’est bien clair ?