— Je dois vous avouer que j’aurais préféré que vous ne veniez pas, dit-il en anglais. Je passe par une période très difficile.
— Ah ?
— J’ai perdu ma femme pendant le… bah, je ne sais pas comment vous l’appelez. La presse allemande l’a baptisé « Der Zwischenfalh, « l’incident », et je trouve le terme totalement inadapté.
— Je suis désolé.
— J’étais ici, à la maison, quand ça s’est produit. Je n’enseigne pas le mardi.
— Vous enseignez ?
— Je suis maître de conférences en chimie. Mais ma femme… elle a été tuée alors qu’elle rentrait de son travail.
— Je suis vraiment désolé, dit Théo, avec sincérité.
— Ça ne la fera pas revenir, bougonna Rusch.
Théo acquiesça. Il ne pouvait que lui concéder ce point. Cependant il était content que Béranger ait jusqu’ici réussi à empêcher Lloyd de faire une déclaration publique impliquant le CERN dans l’accident. Il doutait que Rusch ait accepté de lui parler s’il avait été au courant du rapport.
— Comment m’avez-vous trouvé ?
— Un tuyau. J’en ai reçu pas mal. Les gens ont l’air intrigué par ma… ma quête. Quelqu’un m’a envoyé un e-mail disant que dans une réunion de locataires vous aviez parlé de votre vision et que dans celle-ci vous aviez entendu parler de ma mort, à la télévision.
— Qui ?
— Un de vos voisins. Je ne pense pas que son identité soit importante.
Si Théo n’avait pas juré de garder secrète l’identité de sa source, il ne lui semblait pas non plus très prudent de la révéler.
— S’il vous plaît, dit-il, j’ai fait un long voyage qui m’a coûté cher, uniquement pour m’entretenir avec vous. Vous pouvez certainement m’en apprendre plus que ce que vous m’avez dit au téléphone.
Rusch lui donna l’impression de se radoucir un peu.
— Je suppose que oui. Bon, je suis désolé. Vous n’avez pas idée à quel point j’aimais ma femme.
Théo survola la pièce du regard. Il y avait une photo encadrée sur un rayonnage bas. Rusch y paraissait dix ans de moins que maintenant et il était en compagnie d’une belle brune.
— C’est elle ? demanda-t-il.
Rusch sursauta légèrement, comme s’il croyait que Théo lui désignait sa femme, en chair et en os, miraculeusement revenue à la vie. Puis ses yeux se posèrent sur la photo.
— Oui.
— Elle est très jolie.
— Merci.
Théo patienta quelques instants avant d’aborder le sujet qui lui tenait à cœur.
— J’ai parlé avec quelques personnes qui dans leur vision lisaient des articles de journaux ou des infos sur le Net concernant mon… mon meurtre, mais vous êtes le premier que je trouve à avoir vu quelque chose à la télé. S’il vous plaît, vous pouvez me dire ce que vous avez vu ?
Rusch invita enfin son visiteur à s’asseoir et c’est ce que fit Théo, à côté de la photo de feue Frau Rusch. Sur la table basse il y avait un bol débordant de raisin. Probablement la nouvelle variété génétiquement modifiée qui restait succulente même sans réfrigération.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, commença Rusch. Sauf un truc assez bizarre, maintenant que j’y pense. Les infos n’étaient pas en allemand, mais en français. Et ici, on n’a pas beaucoup de nouvelles en français.
— Il y avait un indicatif d’appel ou le logo d’une chaîne ?
— Sûrement… mais je n’y ai pas prêté attention.
— Le présentateur, vous l’avez reconnu ?
— La présentatrice. Non. Elle était très pro. Très précise. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je ne l’aie pas reconnue : elle n’avait pas trente ans, ce qui veut dire qu’aujourd’hui elle n’en a même pas dix.
— Ils n’ont pas précisé son nom en incrustation ? Si je pouvais la retrouver aujourd’hui, dans sa vision elle serait en train de présenter les infos et elle pourrait se rappeler quelque chose qui vous a échappé.
— Je ne regardais pas les infos en direct. C’était une rediff. Quand ma vision a commencé, je faisais défiler l’enregistrement. Mais je n’utilisais pas de télécommande : en fait, la magnéto réagissait à ma voix. Et ce n’était pas une cassette vidéo. L’image accélérée était parfaite, très stable, sans tressautements… Bref, dès qu’une image est apparue derrière la présentatrice, une image de vous, même si vous étiez plus vieux que maintenant, évidemment, j’ai arrêté le défilement rapide et je me suis mis à regarder. Il y avait une légende sous la photo : « Un savant tué » ; je crois que ce titre m’a intrigué, vu que je suis moi aussi un savant, vous comprenez.
— Et vous avez vu le sujet dans son intégralité ?
— Oui.
Une pensée s’imposa d’un coup à Théo. Si Rusch avait vu le sujet dans son entier, cela signifiait que celui-ci avait duré moins de deux minutes. Bien sûr, trois minutes dans un JT, c’était proche de l’éternité, mais toute son existence résumée en moins d’une minute quarante-trois secondes…
— Qu’a dit la journaliste ? demanda Théo. Tout ce dont vous pourrez vous souvenir me sera d’une grande aide.
— Franchement, je ne me souviens pas de grand-chose. Mon futur moi était peut-être intéressé, mais, bon, je suppose que je paniquais. Je veux dire… Qu’est-ce qui m’arrivait, vous comprenez ? J’étais assis à la table de la cuisine, là-bas, et je buvais mon café en lisant des copies d’élèves quand d’un coup tout a changé. La dernière chose qui m’intéressait était de prêter attention aux détails d’un fait divers sur un inconnu.
— Je comprends bien que vous avez dû vous sentir complètement désorienté, affirma Théo sans certitude de ce qu’il disait, puisque lui n’avait pas eu de vision. Mais, comme je vous l’ai dit, le plus petit détail qui vous reviendrait pourrait m’être très précieux.
— Eh bien, la présentatrice a dit que vous étiez un scientifique… Un physicien, il me semble. C’est ça ?
— Oui.
— Et aussi que vous aviez — enfin, vous aurez — quarante-huit ans.
— Exact.
— Et puis elle a dit que vous aviez été abattu.
— Elle a précisé où ?
— Euh… dans la poitrine, je crois.
— Non, non. Où j’ai été abattu… dans quel endroit ?
— J’ai bien peur que non.
— Au CERN, peut-être ?
— Elle a dit que vous y travailliez, oui, mais… je ne me rappelle pas qu’elle ait dit que c’était là qu’on vous avait tué.
— Elle a mentionné une salle de sport ? Un match de boxe ?
La question sembla surprendre Rusch.
— Non.
— Vous vous souvenez d’autre chose ?
— Désolé, non.
— Et le sujet qui a suivi ?
Il ne savait pas pourquoi il posait cette question. Peut-être pour savoir quelle était la place de son assassinat dans la hiérarchie de l’information.
— Aucune idée. Je n’ai pas regardé le reste du journal. Quand le sujet s’est terminé, il y a eu un écran publicitaire. Pour une société qui vous permet de créer votre bébé sur mesure. Et ça, ça m’a fasciné — enfin, le moi de 2009, parce que ça n’a pas du tout intéressé le moi de 2030. Il ajuste éteint. Ce n’était pas vraiment une télé, bien sûr, mais une sorte d’écran plat suspendu, et il a suffi qu’il dise « éteint », et l’écran est devenu noir, comme ça, d’un coup. Ensuite il — moi —, enfin nous, je ne sais plus, bon : je me suis retourné et j’ai vu deux grands lits. Je devais être dans une chambre d’hôtel. Je suis allé m’étendre sur un des lits, sans me déshabiller, et j’ai passé le reste du temps à regarder le plafond. Et puis ma vision a pris fin et j’étais de retour à la table de la cuisine, ici… J’avais une sale bosse au front. J’ai dû me cogner contre le plateau de la table quand ma vision a commencé. Et j’avais renversé du café sur ma main, aussi : j’avais fait tomber ma tasse. J’ai eu de la chance de ne pas m’être brûlé sérieusement. Il m’a fallu un peu de temps pour me remettre les idées en place et ensuite j’ai découvert qu’il était arrivé le même genre de trucs à tous les gens de l’immeuble. Et puis j’ai essayé d’appeler ma femme et j’ai découvert que… que… (Il eut une grimace douloureuse et déglutit.) Ils ne l’ont pas trouvée tout de suite, enfin, pour me contacter. Elle était en train de sortir du métro et elle était presque arrivée au niveau de la rue, d’après des témoins, quand cette saloperie a eu lieu. Elle est tombée à la renverse et elle a chuté sur soixante ou soixante-dix marches. Elle s’est brisé la nuque.