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— Mon Dieu, souffla Théo. Je suis désolé.

Rusch hocha la tête, comme pour accepter ce commentaire.

Ils n’avaient rien d’autre à se dire et Théo était pressé de retourner à l’aéroport, pour économiser le prix d’une chambre d’hôtel.

— Merci beaucoup de m’avoir reçu, dit-il. Si quelque chose vous revient, même un simple détail, je vous serais réellement reconnaissant de me passer un coup de fil ou de m’envoyer un e-mail…

Il sortit une carte de visite de sa poche et la tendit à Rusch. Celui-ci la prit sans la regarder. Théo sortit.

Le lendemain, Lloyd revint voir Béranger dans son bureau. Cette fois le trajet prit encore plus longtemps que précédemment. Un groupe de théoriciens de la grande unification l’assaillit. Quand enfin il se présenta devant le directeur général, il entra immédiatement dans le vif du sujet :

— Je suis désolé, Gaston, vous pouvez essayer de me virer si vous le voulez, mais je vais faire une annonce publique.

— J’avais pourtant cru être clair…

— Il faut que nous parlions. Je viens de m’entretenir avec Théo. Vous saviez qu’il s’est rendu en Allemagne, hier ?

— Je ne peux pas surveiller les allées et venues de trois mille collaborateurs.

— Eh bien, il s’est donc rendu en Allemagne. Sur un coup de tête, et il a eu une place sur le premier vol, avec réduction. Pourquoi ? Parce que les gens ont peur de prendre l’avion. La planète entière est encore paralysée, Gaston. Tout le monde redoute que le déplacement temporel se reproduise. Lisez les journaux, regardez la télé, si vous ne me croyez pas. Je viens de le faire. Ils évitent de faire du sport, ils ne prennent leur voiture ou un transport que lorsque c’est absolument nécessaire et ils ne veulent plus embarquer dans un avion. C’est comme si… comme s’ils attendaient que la catastrophe fasse un retour en force. (Lloyd repensa à l’annonce de la séparation de ses parents et aux six ans qui avaient suivi.) Mais ça n’arrivera pas, n’est-ce pas ? Tant que nous ne refaisons pas 1 expérience, il n’y a aucune raison que le déplacement temporel se reproduise. Nous ne pouvons pas laisser le monde entier dans cet état d’angoisse. Nous avons déjà fait assez de dégâts. Nous devons permettre aux gens effrayés de reprendre le cours normal de leur existence.

Béranger parut réfléchir à la question.

— Allons, Gaston. Quelqu’un finira par vendre la mèche, tôt ou tard.

Le directeur général du CERN soupira longuement.

— Je le sais. Vous croyez que je ne suis pas conscient de la situation ? Je ne tiens pas à faire de l’obstruction systématique, figurez-vous. Mais nous devons réfléchir aux conséquences, aux implications légales.

— Il est sûrement préférable de tout dire de notre propre gré plutôt que d’attendre que quelqu’un révèle tout et nous cloue au pilori.

Béranger contempla le plafond pendant de longues secondes.

— Je sais que vous ne m’aimez pas, dit-il sans croiser le regard de Lloyd, et quand celui-ci voulut protester Béranger leva la main pour le faire taire. Inutile de le nier. Nous ne nous sommes jamais entendus. C’est en partie naturel, bien sûr : on constate ce genre de choses dans tous les labos. Les scientifiques pensent que les administrateurs n’existent que pour leur mettre des bâtons dans les roues. Et les administrateurs se comportent comme si les scientifiques constituaient un inconvénient majeur, et non le coeur et l’âme du labo. Mais entre nous, ça va au-delà, pas vrai ? Même si nos fonctions étaient complètement différentes, vous ne pourriez pas me sentir. Je n’ai jamais cessé de penser à ce genre de choses, j’ai toujours su que des gens ne m’aimaient pas et ne m’aimeraient jamais, mais je n’avais pas imaginé que ça pouvait être ma faute. (Il s’interrompit, eut une moue songeuse.) Et c’est peut-être bien ma faute. Je ne vous ai jamais parlé de ce qu’il y avait dans ma vision. Et je ne vais pas vous le révéler maintenant. Mais ça m’a fait réfléchir. Peut-être que je vous ai un peu trop combattu. Vous pensez que vous devriez convoquer une conférence de presse ? Bon sang, je ne sais pas si c’est la chose à faire et je ne sais pas s’il vaut mieux ne pas la faire…

Il se tut un moment.

— Nous avons trouvé une analogie, à propos, reprit-il. Quelque chose à donner en pâture aux médias s’il y a des fuites, une analogie pour démontrer que nous ne sommes pas coupables.

Lloyd attendit la suite.

— L’effondrement du pont de Tacoma Narrows, dit Béranger.

Lloyd comprit aussitôt. Tôt le 7 novembre 1940, le tablier du pont suspendu de Tacoma Narrows, dans l’Etat de Washington, s’était mis à onduler. Très vite tout l’ouvrage avait été pris d’oscillations verticales de plus en plus prononcées, jusqu’à ce qu’il s’effondre. Tous les étudiants en physique de par le monde avaient vu une vidéo du phénomène et pendant des dizaines d’années on leur avait donné l’explication la plus plausible : le vent avait sans doute généré une résonance naturelle avec le pont, ce qui avait provoqué ces ondulations.

Les concepteurs auraient certainement dû le prévoir, avaient dit les gens à l’époque. Après tout, la résonance était aussi ancienne que le diapason. Mais cette explication était erronée. La résonance nécessite une grande précision — sinon, n’importe quel chanteur pourrait faire éclater un verre à vin — et des vents par définition aléatoires n’auraient pu produire cet effet. Non, il fut démontré en 1990 que le pont de Tacoma Narrows s’était écroulé à cause de la non-linéarité fondamentale des ponts suspendus, comme conséquence de la théorie du chaos, une branche de la science qui n’existait pas encore quand le pont avait été construit. Les ingénieurs qui l’avaient conçu à l’époque n’étaient pas coupables : dans l’état des connaissances d’alors, ils n’avaient aucun moyen de prévoir ou de prévenir la catastrophe.

— S’il s’était simplement agi de visions, dit Béranger, vous savez, nous n’aurions pas à nous couvrir. Je pense même que la plupart des gens nous remercieraient. Mais il y a eu tous ces accidents de voiture, les personnes qui sont tombées d’une échelle, et tout le reste. Vous êtes prêt à en assumer la responsabilité ? Parce que ce n’est pas moi qui serai désigné comme coupable, ni le CERN. En fin de compte, on pourra citer à n’en plus finir l’exemple de Tacoma Narrows et parler des conséquences imprévisibles, les gens voudront toujours qu’on leur désigne un bouc émissaire humain. Et vous savez pertinemment que ce sera vous, Lloyd. C’était votre expérience.