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Sa peau était distendue, ridée, et il avançait voûté.

Les radiations ? Se pouvait-il que l’expérience l’ait exposé ? Ou que…

Non. Non, ce n’était pas ça. Il le savait dans ses os. Dans ses os rongés par l’arthrite. Ce n’était pas ça.

Il était vieux.

Comme s’il avait pris vingt ans, ou plus…

Deux décennies de sa vie envolées, supprimées de sa mémoire.

Il avait envie de crier, de hurler, de protester contre cette injustice, cette perte, de demander des comptes à l’univers…

Mais il ne pouvait rien faire de tout cela. Il n’avait aucun contrôle sur la situation. Son corps poursuivit sa lente et pénible progression vers la salle de bains.

Alors qu’il pivotait pour y entrer, il jeta un regard en arrière, vers la femme dans le lit. Elle avait replié un bras sous sa tête et son sourire était malicieux, séducteur. La vision de Lloyd était toujours claire et il aperçut nettement le reflet doré à l’annulaire gauche de la femme. Il avait déjà assez de mal à accepter le fait qu’il couchait avec une vieille femme, mais une vieille femme mariée…

La porte en bois massif était entrouverte et il leva la main pour la repousser un peu plus. Du coin de l’oeil il aperçut la même alliance à son doigt.

Et d’un coup il comprit. Cette vieille sorcière, cette étrangère, cette femme qu’il n’avait jamais vue auparavant et qui ne ressemblait en rien à sa Michiko adorée, cette femme était son épouse.

Il voulut la regarder de nouveau, pour essayer de l’imaginer plus jeune de quelques dizaines d’années et reconstituer la beauté qu’elle avait peut-être été…

Mais il entra dans la salle de bains, effectua un quart de tour pour se placer face aux toilettes, se baissa pour relever l’abattant, et…

… et soudain, étonnamment, heureusement, Lloyd Simcoe se retrouva au CERN, dans la salle de contrôle du LHC. Pour une raison inconnue, il s’était affaissé dans son fauteuil en vinyle rembourré. Il se redressa et lissa sa chemise des deux mains.

Quelle hallucination incroyable ! Elle aurait des retombées, c’était évident : ils étaient censés être parfaitement à l’abri ici, avec l’anneau du collisionneur cent mètres sous eux. Mais il avait entendu dire que les décharges de très haute énergie pouvaient provoquer des hallucinations. C’était certainement ce qui venait de se produire.

Il lui fallut un moment pour retrouver ses repères. Il n’y avait eu aucune phase de transition entre ici et là-bas, pas d’éclair lumineux, aucun mal au cœur, pas de sensation que ses oreilles se bouchaient ou se débouchaient. Il s’était trouvé au CERN et, l’instant suivant, quelque part ailleurs, pour — quoi ? — deux minutes, peut-être. Et maintenant, de la même manière instantanée, il était de retour dans la salle de contrôle.

Qu’il n’avait jamais quittée, bien évidemment. Tout cela n’avait été qu’une illusion.

Il regarda autour de lui et s’efforça de décrypter les expressions des autres. Michiko semblait choquée. L’avait-elle observé pendant qu’il hallucinait ? Qu’avait-il fait ? Avait-il agité les bras et tressauté comme un épileptique ? Tendu une main dans le vide, comme s’il caressait un sein invisible ? Ou s’était-il seulement affalé sur son siège, inconscient ? Dans ce cas, ça n’avait pas duré longtemps — bien moins que les deux minutes qu’il lui semblait — car sinon Michiko et les autres seraient maintenant penchés sur lui, ils vérifieraient son pouls et déboutonneraient son col. Il jeta un coup d’œil sur l’horloge digitale murale : il était pourtant bien deux minutes après 17 heures.

Il se tourna alors vers Théo Procopides. Le jeune Grec semblait moins secoué que Michiko, mais il se montrait tout aussi dérouté que Lloyd et dévisageait ses collègues de la même manière qu’eux s’entre-regardaient.

Lloyd ouvrit la bouche pour parler, sans être trop sûr de ce qu’il voulait dire. Il la referma quand il perçut le gémissement qui s’élevait de l’autre côté d’une porte ouverte. Michiko l’entendit aussi et ils se levèrent tous deux simultanément. La jeune femme était plus proche de la porte et quand il l’atteignit elle était déjà sortie dans le couloir.

— Mon Dieu ! disait-elle. Vous n’avez rien ?

Un des techniciens — Sven — essayait de se remettre debout. Il avait porté la main droite à son nez, qui saignait abondamment. Lloyd repassa en hâte dans la salle de contrôle, décrocha le kit de premiers secours de son support mural et courut dans le couloir. Le kit était dans un boîtier de plastique blanc. Lloyd l’ouvrit et se mit à dérouler une longueur de gaze.

Sven se mit à parler en norvégien, s’interrompit après un instant et recommença en français :

— Je… j’ai dû m’évanouir.

Le couloir était carrelé et il y avait une trace de sang là où le visage de Sven avait heurté le sol. Lloyd tendit la gaze au technicien qui le remercia d’un signe de tête avant de se tamponner les narines.

— C’est complètement dingue, dit-il. Comme si je m’étais endormi debout. (Il réussit à imiter à peu près un petit rire.) J’ai même fait un rêve.

Lloyd sentit ses sourcils grimper à l’assaut de son front.

— Un rêve ?

— Aussi net que la réalité, dit Sven. Je me trouvais à Genève, près du Rozzel. (Lloyd connaissait bien : une crêperie bretonne, dans la Grand-Rue.) Mais c’était comme dans un film de science-fiction. Les voitures passaient sans toucher le sol et…

— Oui, oui ! Il m’est arrivé la même chose !

C’était une voix féminine provenant de la salle de contrôle, mais elle ne répondait pas à Sven.

Lloyd revint dans la salle.

— Que s’est-il passé, Antonia ?

Une Italienne corpulente était en train de parler à deux de ses collègues et elle se retourna vers lui.

— C’était comme si j’étais soudain ailleurs. Parry a dit qu’il a vécu la même chose.

Michiko et Sven étaient maintenant immobiles à la porte, juste derrière lui.

— Moi aussi, déclara Michiko, apparemment soulagée de ne pas être la seule.

Théo se rembrunit. Lloyd le regarda.

— Et toi ?

— Rien.

— Rien ?

Le Grec secoua la tête négativement.

— Nous avons tous dû tomber dans les pommes, déclara Lloyd.

— Moi, c’est sûr, commenta Sven.

Il écarta la gaze rougie de son visage, puis la reposa sous son nez pour voir si le saignement s’était arrêté. Non.

— Combien de temps ? demanda Michiko.

— Et… Oh ! merde ! L’expérience ? s’exclama Lloyd.

Il se précipita au poste de contrôle d’ALICE et tapa quelques commandes.

— Rien, dit-il. Merde !

Michiko exprima sa déception par un soupir.

— Pourtant, ç’aurait dû marcher, fit Lloyd en abattant sa paume ouverte sur la console. Nous aurions dû choper le Higgs.

— Eh bien, il s’est passé quelque chose, remarqua Michiko. Théo, tu n’as rien vu du tout pendant que nous avions tous ces… visions ?

— Non, rien. Je suppose… Je suppose que j’ai tourné de l’oeil, moi aussi. Sauf qu’il n’y a pas eu de grand trou noir. Je regardais Lloyd qui effectuait le compte à rebours : cinq quatre, trois, deux, un, zéro. Et puis ç’a été comme un faux raccord dans un film, vous savez ? Subitement il était écroulé dans son fauteuil.

— Tu m’as vu m’écrouler ?

— Non, non. C’est comme je viens de le dire : tu étais assis normalement et, l’instant suivant, tu étais écroulé, sans rien entre les deux. J’imagine… J’imagine que moi aussi j’ai perdu connaissance. Et j’ai à peine eu le temps de constater que tu étais inconscient, hop, tu t’es redressé et…