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Le directeur général fit silence. Pendant un moment, Lloyd réfléchit à tout ce qui venait d’être dit et sous-entendu, puis il déclara :

— Je peux faire face.

Béranger hocha la tête. Une seule fois.

— Bien. Nous allons donc organiser une conférence de presse, dit-il en regardant par la fenêtre. J’imagine qu’il est temps pour nous de faire les choses comme il faut.

DEUXIEME PARTIE

PRINTEMPS 2009

Le libre arbitre est une illusion.

Il est synonyme de perception incomplète.

Walter Kubilius

Chapitre 12

Jour 5 : samedi 25 avril 2009

Le bâtiment administratif du CERN offrait toutes sortes de salles de séminaires et autres espaces de rencontre. Pour la conférence de presse, ils choisirent un amphithéâtre de deux cents places, qui furent toutes très vite occupées. Il avait suffi au service de relations publiques de faire savoir aux médias que le CERN allait faire une annonce majeure sur la cause du déplacement temporel pour que les journalistes accourent de toute l’Europe, du Japon et d’Amérique du Nord.

Béranger avait tenu parole. Il laissait Simcoe occuper le centre de la scène. S’il devait y avoir un bouc émissaire, ce serait lui. Lloyd s’approcha du pupitre et se racla la gorge avant de prendre la parole.

— Bonjour tout le monde, dit-il. Je m’appelle Lloyd Simcoe. (Un des conseillers en relations publiques du CERN lui avait recommandé d’épeler son nom, et c’est ce qu’il fit.). Ça s’écrit S-I-M-C-O-E, et « Lloyd » avec deux L.

On distribuerait à tous les journalistes un DVD comportant les commentaires et la biographie de Lloyd, mais nombre d’entre eux écriraient leurs articles immédiatement, sans prendre le temps de consulter ces documents.

— Ma spécialité est l’étude des quarks. Je suis citoyen canadien, mais j’ai travaillé de longues années aux États-Unis, au Fermi National Accelerator Laboratory. Depuis deux ans je suis au CERN où je développe une expérience majeure pour le Grand collisionneur de hadrons.

Il marqua une pause. Il gagnait du temps, avec l’espoir que le noeud à son estomac allait se desserrer un peu. Non qu’il ait des difficultés à s’exprimer en public, il avait été professeur d’université trop longtemps pour cela. Mais il n’avait aucun moyen de savoir comme on accueillerait ce qu’il allait dire.

— Voici mon partenaire, le docteur Theodosios Procopides, poursuivit-il.

Le Grec se leva à demi de la chaise qu’il occupait à un mètre du pupitre.

— Théo, dit-il avec un petit sourire à l’auditoire. Appelez-moi Théo.

Nous sommes une grande famille unie, songea Lloyd. Il épela les nom et prénom de Théo lentement, puis il passa aux choses sérieuses :

— Le 21 avril, à précisément 15 heures, heure de Greenwich, nous conduisions une expérience ici même.

Il se tut et regarda les visages attentifs. Cela ne prit pas longtemps. Les journalistes se mirent à lancer des questions et le mitraillage des flashs agressa les yeux de Lloyd. Il leva les deux mains ouvertes et attendit que le calme revienne dans l’amphithéâtre.

— Oui, dit-il. Oui, je crains que vous soyez dans le vrai. Nous avons des raisons de croire que le phénomène de déplacement temporel avait un rapport avec le travail que nous faisions avec le Grand collisionneur de hadrons.

— Comment est-ce possible ? demanda Klee, un reporter de CNN.

— Vous en êtes sûr ? lança Jonas, de la BBC.

— Pourquoi ne pas en avoir parlé avant ? voulut savoir le correspondant de l’agence Reuters.

— Je vais d’abord répondre à cette dernière question, déclara Lloyd. Ou plutôt, je vais laisser le docteur Procopides le faire.

Théo se leva et le remplaça au micro.

— Merci. La, hum, raison pour laquelle nous n’avons rien dit plus tôt tient au fait que nous ne disposions pas d’un modèle théorique pour expliquer ce qui s’est passé… Pour tout dire, nous n’en avons toujours pas. Mais n’oubliez pas que quatre jours seulement se sont écoulés depuis le Flashforward. Le fait est que nous avons déclenché la collision de particules dégageant le plus d’énergie dans l’histoire de cette planète, et cela s’est produit précisément au moment où le phénomène a commencé. Nous ne pouvons éliminer une relation de cause à effet.

— Comment êtes-vous sûrs que les deux choses sont liées ? demanda une journaliste de La Tribune de Genève.

— Nous n’avons rien trouvé dans notre expérience qui aurait pu provoquer le Flashforward. Mais, d’un autre côté, nous ne voyons pas non plus ce qui aurait pu le causer, en dehors de notre expérience. Il semble simplement que notre travail soit le candidat le plus probable.

Lloyd glissa un regard en direction du docteur Béranger dont le visage demeurait impassible. Quand ils avaient répété cette conférence de presse, Théo avait employé la formule « le coupable le plus probable », et Béranger s’était emporté. Mais ce choix différent ne fit aucune différence.

— Vous reconnaissez donc votre responsabilité ? demanda Klee. Vous reconnaissez que toutes ces morts sont survenues par votre faute ?

— Nous reconnaissons que notre expérience semble être la cause la plus probable, dit Lloyd qui était revenu se placer à côté de Théo. Mais nous soutenons qu’il n’y avait aucun moyen, absolument aucun, d’envisager un phénomène ressemblant même de loin à ce qui est arrivé. Le phénomène était totalement imprévu, et totalement imprévisible.

— Mais toutes ces morts…, s’écria un journaliste.

— Tous ces dommages aux biens…, lança un autre.

Une nouvelle fois, Lloyd leva les mains pour réclamer le silence.

— Oui, nous savons. Croyez-moi, nous sommes de tout coeur avec chaque personne qui a été blessée ou qui a perdu un être cher. Une petite fille que j’aimais beaucoup est morte, percutée par une voiture folle. Je donnerais n’importe quoi pour la faire revenir. Mais tout cela ne pouvait être empêché.

— Bien sûr que si, vous auriez pu l’empêcher ! cria Jonas. Si vous n’aviez pas fait cette expérience, rien de tout ça ne serait arrivé.

— Pour parler poliment, monsieur, ce que vous dites est irrationnel, répondit Lloyd. Les scientifiques effectuent des expériences tout le temps et nous prenons toutes les précautions nécessaires. Le CERN, comme vous le savez, est réputé pour les mesures de sécurité qu’il s’impose. Mais les gens ne peuvent tout simplement pas cesser de faire des choses parce qu’elles pourraient comporter un risque, et la science ne peut stopper sa marche en avant. Nous ignorions que ce qui s’est produit se produirait. Nous ne pouvions pas le savoir. Mais nous ne nous cachons pas. Nous en parlons au monde entier. Je sais que les gens redoutent que la chose arrive de nouveau et qu’à tout moment leur être conscient se trouve transporté dans le futur. Mais cela n’arrivera pas. Nous étions la cause du phénomène et nous pouvons vous affirmer qu’il n’y a aucun risque qu’un phénomène similaire se reproduise.

Il y eut bien sûr des articles outrés dans la presse, des éditoriaux fustigeant ces savants qui jouaient avec des choses auxquelles les humains n’étaient pas supposés toucher. Mais même les tabloïds les plus vils ne purent dénicher un physicien crédible qui accuse le CERN d’avoir prévu que l’expérience entraînerait un déplacement temporel de la conscience humaine. Bien entendu, cela engendra quelques commentaires venimeux sur les physiciens qui se protégeaient les uns les autres.

Mais l’opinion passa rapidement de la critique du CERN à l’acceptation du caractère imprévisible de l’ensemble.