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Ce fut toutefois une période difficile pour Lloyd et Michiko, sur le plan personnel. La jeune femme était repartie pour Tokyo avec la dépouille de Tamiko. Lloyd avait proposé de l’accompagner, mais il ne parlait pas japonais. En temps normal toute personne anglophone aurait poliment fait en sorte de mettre à l’aise le Canadien, mais dans ces circonstances très particulières il semblait évident qu’il serait mis en quarantaine par tous. Sans compter la singularité de sa situation : il n’était pas le beau-père de Tamiko, il n’était pas marié à Michiko. Ce voyage concernait la jeune femme et son ex-mari, en dépit des différends qu’ils avaient pu avoir, réunis pour pleurer et mettre en terre leur fille. S’il était lui aussi anéanti par la disparition de Tamiko, Lloyd devait admettre qu’au Japon il ne serait pas d’une grande aide pour la mère de la fillette décédée.

Aussi, alors qu’elle s’envolait pour retourner dans son pays natal, il resta au CERN et s’efforça de faire comprendre à un monde déconcerté ce que la physique pouvait expliquer du Flashforward.

— Docteur Simcoe, dit Bernard Shaw, peut-être pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé ?

— Bien sûr, dit Lloyd en se calant dans son fauteuil.

Il se trouvait dans la salle de téléconférences du CERN, avec en face de lui une caméra pas plus grosse qu’un dé à coudre montée sur un trépied. Naturellement, Shaw l’interrogeait depuis le CNN Center d’Atlanta. Lloyd avait cinq autres interviews similaires prévues pour plus tard dans la journée, dont une en français.

— La plupart d’entre nous ont déjà entendu le terme « espace-temps » ou « continuum spatio-temporel ». Il fait référence à la combinaison des trois dimensions que sont la longueur, la largeur et la hauteur, avec une quatrième dimension, qui est le temps.

Il adressa un petit signe de tête à la technicienne qui se tenait en retrait de la caméra et l’image fixe d’un homme brun apparut sur l’écran derrière lui.

— Voici Hermann Minkowski, dit-il. C’est lui qui le premier a proposé le concept du continuum spatio-temporel. Il est difficile d’illustrer directement le concept de quatre dimensions, mais si nous le simplifions en ôtant une des trois dimensions spatiales, c’est beaucoup plus facile.

Un nouveau signe et l’image changea.

— Voici une carte de l’Europe. L’Europe est tridimensionnelle, bien sûr, mais nous sommes tous habitués à nous servir de cartes en deux dimensions. Et Hermann Minkowski est né à Kaunas, en 1864, dans ce qui est maintenant la Lituanie.

Un point lumineux apparut à l’intérieur de la Lituanie.

— Voilà où se situe Kaunas. Mais nous allons dire que ce point lumineux ne représente pas Kaunas, mais Minkowski lui-même, né donc en 1864.

La légende « 1864 » s’afficha dans le coin inférieur droit de la carte.

— Si nous remontons de quelques années, nous constatons qu’il n’y a pas de Minkowski avant cette date.

La date sur la carte passa à 1863, puis à 1862, et à 1861, et il n’y avait pas de Minkowski pour ces années.

— Maintenant, revenons en 1864.

La carte obéit, avec le point lumineux de Minkowski brillant aux latitude et longitude de Kaunas.

— En 1878, dit Lloyd, Minkowski s’installa à Berlin pour suivre ses études.

La carte de 1864 tomba comme une feuille de calendrier et celle qui était dessous portait la mention 1865. Dans une succession rapide, d’autres cartes passèrent, chacune avec une année, de 1866 à 1877, chacune avec la lumière de Minkowski à Kaunas ou dans ses environs immédiats, mais quand celle de 1878 emplit l’écran, le point lumineux s’était déplacé de quatre cents kilomètres à l’ouest, jusqu’à Berlin.

— Minkowski n’est pas resté à Berlin, dit Lloyd. En 1881, il fut transféré à Königsberg, près de la frontière polonaise actuelle.

Trois autres cartes tombèrent une à une, et quand celle de 1881 s’afficha le point lumineux avait changé de position.

— Pendant les dix-neuf années suivantes, notre Hermann passa d’université en université, revenant à Königsberg en 1894, puis allant à Zurich en 1896, et enfin à l’université de Göttingen, dans le centre de l’Allemagne, en 1902.

Les différentes cartes illustrèrent ces mouvements.

— Il demeura dans cette ville jusqu’à sa mort, le 12 janvier 1909.

D’autres cartes tombèrent, mais le point lumineux resta stationnaire.

— Et, bien sûr, après 1909 il n’exista plus.

Les cartes « 1910 », « 1911 » et « 1912 » se succédèrent, sans plus de point lumineux.

— Maintenant, que se passe-t-il si nous reprenons nos cartes et que nous les empilons chronologiquement, avant de les pencher un peu afin de les voir obliquement ?

Sur l’écran derrière lui, les graphismes générés par ordinateur obéirent à ses ordres.

— Comme vous pouvez le constater, le point lumineux représentant les déplacements de Minkowski forme un tracé à travers le temps. Il commence ici, dans le bas de la Lituanie, se déplace en Allemagne et en Suisse, et vient s’éteindre ici, à Göttingen.

Les cartes superposées formaient un cube et on voyait le chemin de Minkowski durant sa vie qui serpentait à l’intérieur, comme le terrier d’un lapin qui remonterait vers la surface.

— Ce genre de cube, qui montre le chemin de vie d’une personne à travers l’espace-temps, est appelé « cube de Minkowski ». Ce bon vieux Hermann en personne a été le premier à en créer un. On peut bien sûr en faire un pour n’importe qui. Voici le mien.

La carte changea pour montrer le monde entier.

— Je suis né en Nouvelle-Écosse, au Canada, en 1964, j’ai séjourné à Toronto puis à Harvard pendant mes études, j’ai travaillé quelques années à Fermilab, dans l’Illinois, pour finir ici, sur la frontière franco-suisse, au CERN.

Les cartes s’empilèrent et formèrent le cube avec l’itinéraire ondulant à l’intérieur.

— On peut aussi représenter le parcours d’autres personnes dans un seul cube.

Quatre autres serpentins lumineux, chacun d’une couleur différente, s’entrecroisaient maintenant dans le cube. Certains débutaient plus tôt que celui de Lloyd et d’autres se terminaient avant d’avoir atteint le sommet.

— Le haut du cube, ici, représente aujourd’hui, le 25 avril 2009. Bien sûr, nous sommes tous d’accord pour dire qu’aujourd’hui est aujourd’hui. Nous nous souvenons tous d’hier, mais nous reconnaissons qu’hier est passé. Et nous ignorons tous ce que sera demain. Collectivement, nous regardons tous cette tranche particulière du cube.

La face supérieure du cube s’illumina.

— Vous pouvez imaginer le regard mental collectif de l’humanité qui est rivé sur cette tranche.

Le dessin d’un œil humain apparut en dehors du cube à hauteur de son sommet.

— Mais voilà ce qui est arrivé avec le Flashforward : le regard mental collectif a remonté le cube dans le futur et, au lieu de contempler la tranche représentant 2009, s’est retrouvé à voir 2030.

Le cube s’étira en hauteur pour former un bloc et la plupart des chemins de vie colorés grimpèrent d’autant. L’œil flottant fit un bond et la tranche éclairée était maintenant toute proche du sommet.

— Pendant deux minutes, nous avons contemplé un autre point de notre chemin de vie.

Bernard Shaw se tortilla sur son siège.

— Donc vous nous dites que l’espace-temps est comme un tas d’images de film empilées et que « maintenant » est l’image actuellement illuminée ?

— C’est une bonne analogie, fit Lloyd. En fait, elle va m’aider à passer au point suivant : disons que vous regardez Casablanca, qui, entre parenthèses, est mon film préféré. Et disons que ce moment particulier correspond à ce qu’il y a sur l’écran.