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Derrière Lloyd, Humphrey Bogart disait :

« Tu l’as joué pour elle, tu peux le jouer pour moi. Si elle peut le supporter, je peux le supporter. »

Dooley Wilson évitait de croiser le regard de Bogart.

« Je ne me rappelle plus les paroles. »

Et Bogart, sans desserrer les dents, ordonna :

« Joue-le ! »

Wilson levait les yeux vers le plafond et commençait à chanterai Time Goes By pendant que ses doigts dansaient sur les touches du piano.

— Maintenant, reprit Lloyd, ce n’est pas parce que vous regardez actuellement cette image (quand il dit « cette », Dooley Wilson se figea sur l’écran) que cet autre extrait n’est pas aussi réel ou aussi défini.

Soudain la scène changea. Un avion disparaissait dans le brouillard. Un Claude Rains tiré à quatre épingles regardait Bogart.

« Ce serait une bonne idée que vous disparaissiez de Casablanca quelque temps », disait-il. « Il y a une garnison de la France libre à Brazzaville. »

« Je pourrais être persuadé de vous arranger le voyage. »

Bogart souriait légèrement.

« Ma lettre de transit ? J’aurais bien besoin d’un voyage. Mais ça ne change rien à notre pari. Vous me devez toujours dix mille francs. »

Rains avait un mouvement de sourcils éloquent.

« Et ces dix mille francs devraient payer nos frais. »

« Nos frais ? » disait Bogart, surpris.

Rains acquiesçait.

« Oui oui ! »

Lloyd se tourna pour les regarder qui s’éloignaient de dos dans la nuit.

« Louis », disait Bogart en voix off que Lloyd savait avoir été enregistrée en post-production, « ce pourrait être le début d’une belle amitié. »

— Vous voyez ? fit Lloyd en se remettant face à la caméra. Vous avez regardé Sam qui joue As Time Goes By pour Rick, mais la fin est déjà déterminée. La première fois que vous visionnez Casablanca, vous êtes pris dans l’histoire et vous vous demandez si Ilsa ira avec Victor Laszlo ou si elle restera avec Rick Blaine. Mais la réponse a toujours été et sera toujours la même : les problèmes de deux personnes ne comptent quasiment pour rien dans ce monde de dingues.

— Vous dites donc que le futur est aussi immuable que le passé ? dit Shaw, l’air encore plus sceptique que d’habitude.

— Exactement.

— Mais, docteur Simcoe, avec tout le respect qui vous est dû, ça ne semble pas avoir de sens. Je veux dire, que faites-vous du libre arbitre ?

Lloyd croisa les bras.

— Le libre arbitre n’existe pas.

— Bien sûr que si !

Lloyd eut un fin sourire.

— Je savais que vous alliez réagir ainsi. Ou, plus précisément, n’importe qui regardant nos cubes de Minkowski de l’extérieur savait que vous alliez réagir ainsi… parce que c’était déjà gravé dans le marbre.

— Mais comment est-ce possible ? Nous prenons un million de décisions par jour et chacune d’entre elles influence notre avenir.

— Vous avez pris un million de décisions hier, mais elles sont immuables : impossible de les modifier, même si vous en regrettez certaines amèrement. Et vous prendrez un million de décisions demain. Il n’y a aucune différence. Vous pensez que vous avez votre libre arbitre, mais c’est faux.

— Bon, voyons si je vous ai bien compris, docteur Simcoe. Vous soutenez que les visions ne sont pas juste un futur possible. Ou plutôt, qu’elles sont le futur, le seul qui existe.

— Absolument. L’univers dans lequel nous vivons est un bloc de Minkowski et le concept de « moment présent » est vraiment une illusion. Passé, présent et futur sont également réels et également immuables.

— Docteur Simcoe ?

Chapitre 13

En ce début de soirée, Lloyd avait enfin conclu sa dernière interview de la journée et, bien qu’il ait encore un tas de rapports à lire avant de se mettre au lit, il marchait maintenant dans une des rues tristes de Saint-Genis. Son objectif était une boulangerie et le magasin d’un fromager où il voulait acheter du pain et un morceau d’Appenzeller pour le petit déjeuner du lendemain.

Un homme trapu de trente-cinq ans peut-être s’approcha de lui. Il portait des lunettes et un sweat-shirt bleu sombre, et avait la même coupe de cheveux courte que Lloyd.

Celui-ci sentit une vive appréhension l’envahir. Il était sûrement fou de marcher seul dans la rue, après que la moitié de la planète eut vu son visage à la télévision. Il regarda à droite et à gauche, pour juger des possibilités de fuite. Il n’y en avait pas.

— Oui ? fit-il, d’une voix mal assurée.

— Docteur Lloyd Simcoe ? dit l’homme en anglais, mais avec un accent français.

Lloyd déglutit péniblement.

— C’est bien moi.

Demain, il demanderait à Béranger de lui fournir une escorte de sécurité.

Soudain la main de l’homme saisit la sienne et se mit à la secouer avec vigueur.

— Docteur Simcoe, je tenais à vous remercier !

L’inconnu leva la main gauche comme pour empêcher toute objection.

— Oui, oui, je sais que vous ne vouliez pas ce qui s’est produit et je suppose que certaines personnes en ont souffert. Mais il faut que je vous dise, cette vision a été la meilleure chose qui me soit jamais arrivée. Elle a changé ma vie du tout au tout.

— Ah, dit prudemment Lloyd en récupérant enfin sa main. C’est… bien.

— Oui, monsieur, avant cette vision j’étais un homme différent. Je n’avais jamais cru en Dieu. Jamais, même pas quand j’étais petit. Mais ma vision… ma vision m’a montré que j’étais dans une église et que je priais avec toute une assemblée de fidèles.

— Vous étiez occupé à prier, un mercredi soir ?

— C’est bien ce que je viens de dire, docteur Simcoe ! Voyez-vous, je n’ai pas compris la portée de ce détail au moment de ma vision, mais plus tard, quand ils ont annoncé aux infos à quelle heure elle avait eu lieu. Prier un mercredi soir ! Moi ! Mais bon, je ne pouvais pourtant pas nier que c’était ce qui se passerait, qu’à un moment ou à un autre, entre maintenant et cette date éloignée, je trouverais ma voie. C’est pourquoi je me suis procuré une Bible. Je me suis rendu dans une librairie et j’en ai acheté une. Je n’avais jamais remarqué qu’il en existait autant de versions différentes ! J’ai choisi une de celles avec les paroles de Jésus imprimées en rouge et je me suis mis à la lire. Je me suis dit, « bon, un jour ou l’autre je m’y mettrai, alors autant savoir tout de suite de quoi il retourne ». Et je n’ai pas pu m arrêter de lire. J’ai même lu ces généalogies, avec tous ces noms merveilleux : Abadiah, Jebediah… Ils formaient comme une musique ! Oh, c’est sûr, docteur Simcoe, si je n’avais pas eu la vision, dans vingt et un ans j’aurais découvert tout ça, mais vous m’avez fait commencer maintenant, en 2009. Je n’ai jamais ressenti une telle paix intérieure, un tel amour. Vous m’avez vraiment rendu un grand service.

Lloyd ne savait que dire.

— Merci.

— Non, monsieur : merci à vous !

Il saisit la main de Simcoe, la secoua encore, puis il reprit son chemin d’un pas alerte.