Lloyd arriva à l’appartement vers 21 heures. Michiko lui manquait beaucoup et il songea à lui téléphoner, mais il était tout juste 4 heures à Tokyo et c’était vraiment trop tôt. Il rangea le pain et le fromage et s’assit pour regarder la télévision. Il voulait se détendre un peu avant d’attaquer la lecture des rapports.
Il zappa jusqu’à ce qu’un programme d’informations diffusé sur une chaîne suisse retienne son attention. Le thème en était une discussion sur le Flashforward. Une journaliste établissait une liaison satellite avec les États-Unis. Il reconnut l’homme qu’elle interviewait à sa crinière rousse : l’Incroyable Alexander, maître illusionniste et grand pourfendeur des prétendus pouvoirs psychiques. Il avait souvent vu ce type au cours des ans, y compris dans le Tonight Show. Son véritable nom était Raymond Alexander et il était professeur à l’université de Duke.
L’interview avait manifestement bénéficié des services de doublage : la journaliste parlait en français, mais Alexander répondait en anglais et la voix d’un interprète supplantait la sienne pour donner la version française de ses propos.
— Vous avez sans doute entendu ce scientifique du CERN qui a affirmé que les visions montraient le seul et unique futur réel ?
Lloyd se redressa sur le canapé.
— Oui, dit la voix de l’interprète. Mais c’est absurde, de toute évidence. On peut aisément démontrer que le futur est malléable.
Dans ma propre vision, je me trouvais dans mon appartement. Et sur mon bureau, comme maintenant, il y avait ceci.
Dans le studio, une table était placée devant lui. Il tendit la main et prit un presse-papiers. La caméra zooma sur l’objet, un bloc de malachite surmonté d’un petit tricératops doré.
— Bon, ç’a peut-être l’air un peu tape-à-l’oeil, dit Alexander, mais en fait j’aime bien cet objet. C’est un souvenir d’une visite au Dinosaur National Monument qui m’avait beaucoup intéressé. Mais je l’aime moins que la rationalité.
Il passa une main sous la table et la ramena avec un carré de toile à sac qu’il déploya devant lui. Il plaça le bibelot en son centre. Ensuite, il exhiba un marteau et il entreprit de pulvériser son souvenir. La malachite se fendit et s’émietta, tandis que le petit dinosaure s’aplatissait sous les coups.
Alexander cessa son acte de vandalisme et sourit triomphalement à la caméra.
— Ce presse-papiers figurait dans ma vision. Or il n’existe plus. En conséquence, quoi que la vision ait pu montrer, ce n’est en aucune manière un aperçu d’un futur immuable.
— Bien entendu, nous n’avons que votre parole quant à la présence de ce presse-papiers dans votre vision, fit remarquer la journaliste.
Alexander parut agacé qu’on puisse mettre en doute son honnêteté intellectuelle. Mais une seconde plus tard il changea d’attitude et acquiesça.
— Vous avez raison de vous montrer sceptique. Le monde serait un endroit meilleur si nous étions tous un peu moins crédules. L’important, c’est que chaque personne qui nous regarde peut reproduire cette expérience. Si dans votre vision vous avez vu un objet actuellement en votre possession, détruisez-le, ou vendez-le. Si votre propre main est apparue dans votre vision, ornez-la d’un tatouage. Si d’autres vous ont vu et que vous portiez la barbe, faites vous faire une électrolyse faciale pour que plus un poil ne pousse à votre menton.
— Une électrolyse faciale ! s’exclama la journaliste. C’est aller un peu loin, non ?
— Si votre vision vous a perturbé, et que vous voulez avoir l’assurance qu’elle ne deviendra jamais réalité, ce serait une manière de parvenir à vos fins. Évidemment, la meilleure solution pour réfuter les visions sur une grande échelle serait de choisir un point de repère que des milliers de gens ont vu, disons la statue de la Liberté, et de la détruire. Mais je ne pense pas que les Monuments historiques nous laissent faire.
Lloyd se renversa au fond du canapé. Quel tas de conneries ! Aucune des suggestions d’Alexander ne constituait une preuve réelle, toutes étaient subjectives, elles dépendaient de la façon dont les gens racontaient leur vision. Et, ah, quelle manière astucieuse de passer à la télé — pas seulement pour Alexander, mais pour n’importe quelle personne rêvant d’être interviewée. Il vous suffisait de déclarer que vous réfutiez l’immuabilité du futur. Lloyd consulta la pendule posée sur une des étagères fixées aux murs rouge sombre de son appartement. Il était 21 h 30, ce qui signifiait qu’il n’était que 13 h 30 à la frontière du Colorado et de l’Utah, où s’étendait Dinosaur National Monument. Lloyd le savait, il l’avait visité. Il réfléchit encore quelques minutes, puis décrocha le téléphone, contacta les renseignements et après un nouvel appel parla à une femme qui travaillait dans la boutique cadeaux de Dinosaur Monument.
— Allô, dit-il, je recherche un objet particulier… un presse-papiers en malachite.
— De la malachite ?
— C’est une pierre verte, vous savez, ornementale.
— Oh, oui, bien sûr. Celles que nous proposons sont décorées d’un petit dinosaure sur le dessus. Nous avons un modèle avec un tyrannosaure, un autre avec un stégosaure, et un avec un tricératops.
— Combien pour le tricératops ?
— Quatorze dollars quatre-vingt-dix cents.
— Vous faites de la vente par correspondance ?
— Aucun problème.
— J’aimerais en acheter un et l’expédier…, (Il s’interrompit pour réfléchir : où diable se trouvait l’université de Duke ?) en Caroline du Nord.
— Très bien. Quelle est l’adresse ? — Je n’en suis pas sûr. Mettez simplement « Professeur Raymond Alexander, université de Duke, Durham, Caroline du Nord ». Je suis sûr que le colis lui parviendra.
— Envoi par UPS ?
— Ce serait parfait.
Il entendit les touches d’un clavier d’ordinateur qui cliquetaient.
— Les frais d’expédition se montent à huit dollars cinquante. Comment souhaitez-vous régler ?
— Par carte Visa.
— Votre numéro, je vous prie ?
Il sortit son portefeuille et lui lut la série de chiffres, ainsi que la date d’expiration et son nom. Puis il raccrocha, se remit à l’aise sur le canapé, bras croisés sur la poitrine, assez content de lui.
« Cher docteur Simcoe,
Pardonnez-moi de vous ennuyer avec un e-mail que vous n’avez pas sollicité. J’espère qu’il franchira votre filtre antispams. Je me doute que vous devez être inondé de messages depuis que vous êtes passé à la télé, mais il fallait que je vous écrive pour vous faire connaître l’impact que ma vision a eu sur moi.
J’ai dix-huit ans et je suis enceinte. Pas de beaucoup — seulement deux mois. Je n’en avais pas encore parlé à mon petit ami, ni à mes parents. Je pensais que tomber enceinte était la pire chose qui puisse m’arriver. Je suis encore au lycée et mon petit ami entrera à l’université cet automne. Nous ne pouvions pas avoir un bébé maintenant, c’est ce que je me disais… et donc j’avais pensé à me faire avorter. J’avais déjà pris un rendez-vous.
Et puis j’ai eu ma vision… et c’était incroyable ! C’était moi et Brad (c’est le prénom de mon petit ami), et notre fille, et nous habitions tous ensemble une jolie maison, dans vingt et un ans. Ma fille était adulte — et même un peu plus âgée que moi aujourd’hui — et elle était très jolie. Elle nous parlait de ce garçon qu’elle fréquentait à l’université, et elle demandait si elle pourrait l’inviter à dîner un de ces soirs, et elle était sûre que nous allions l’adorer, et bien sûr nous avons accepté, parce que c’était notre fille et que c’était important pour elle, et…