— Je ne pense pas que Michiko se remettra de la perte de Tamiko.
Elle devait rentrer du Japon dans la soirée.
— Non, non, bien sûr que non. Pas dans le sens où ça ne cessera jamais d’être douloureux pour elle. Mais elle a déjà repris le cours de sa vie. Et que peut-elle faire d’autre ? Il n’y a vraiment pas d’autre choix.
Franco della Robbia, le physicien barbu d’une cinquantaine d’années, s’arrêta devant leur table, son plateau en mains.
— Ça ne vous dérange pas si je me joins à vous ?
Lloyd leva les yeux de son assiette.
— Salut, Franco. Pas du tout, non.
Théo décala sa chaise sur la droite et della Robbia s’assit.
— Vous faites fausse route avec Minkowski, vous savez, dit-il. Les visions ne peuvent pas être celles d’un futur réel.
Lloyd piqua dans sa salade.
— Pourquoi pas ?
— Eh bien, reprenons votre prémisse. Dans vingt et un ans, j’aurai une connexion entre ma personne future et ma personne passée. En clair, ma personne passée verra exactement ce que fait ma personne future. Bon, ma personne future n’a peut-être aucune indication manifeste de cette connexion, mais c’est sans importance : il saura à la seconde près quand la connexion commencera et quand elle s’achèvera. J’ignore ce que votre vision vous a montré, mais dans la mienne je me trouvais à Sorrente, enfin je pense que c’était Sorrente. J’étais assis sur un balcon surplombant la baie de Naples. Très joli, très agréable, mais ce n’est pas du tout ce que je ferais le 23 octobre 2030 si je savais que mon être passé allait entrer en contact avec moi. Je me trouverais plus probablement dans un endroit dépourvu de tout détail risquant de détourner l’attention de mon être passé. Disons que je m’enfermerais dans une pièce vide ou que je regarderais un mur nu. Et à précisément 17 h 21, heure de Greenwich, je me mettrais à réciter les faits que je voudrais que mon être passé connaisse, du genre : « Le 11 mars 2012, sois prudent quand tu traverseras la Via Colombo, sinon tu feras une chute et tu te casseras la jambe », « A ton époque, l’action Bertelsmann est à 42 euros, mais en 2030 elle sera à 690, alors achètes-en un paquet pour financer ta retraite », « Voici les vainqueurs des coupes du monde successives entre ton époque et la mienne ». Vous m’avez compris. J’aurais tout écrit sur un morceau de papier et je me contenterais de le réciter, pour me donner le plus d’informations utiles pendant cette fenêtre d’une minute et quarante-trois secondes. (L’Italien se tut un instant, pour donner plus d’emphase à sa conclusion.) Or le fait que personne n’ait fait le récit d’une vision de ce genre signifie que ce que nous avons vu ne peut pas être le futur réel de la ligne temporelle que nous suivons actuellement.
Lloyd se rembrunit.
— Il est possible que certaines personnes aient fait exactement ça. En réalité, le public ne connaît qu’une infime partie de ce que contenaient les milliards de visions. Si j’avais l’intention de donner à ma personne passée un tuyau boursier et que je ne savais pas le futur immuable, la première chose que je lui dirais serait : « Ne partage cette info avec personne ». Peut-être que ceux qui ont fait ce que vous suggérez évitent simplement d’en parler.
— S’il n’y avait eu que quelques dizaines de personnes à avoir une vision, ce serait possible, répondit délia Robbia. Mais avec des milliards ? Quelqu’un aurait forcément vendu la mèche. En fait, j’ai la ferme conviction que presque tout le monde aurait tenté de communiquer avec son alter ego du passé.
Lloyd regarda Théo, puis délia Robbia.
— Pas s’ils savaient que ça ne servirait à rien, et que rien de ce qu’ils pourraient dire ne changerait ce qui est déjà inscrit dans le marbre.
— Ou peut-être que tout le monde a oublié, dit Théo. Peut-être qu’entre maintenant et 2030 les souvenirs des visions disparaîtront. On oublie ses rêves, après tout. On peut s’en rappeler juste après le réveil, mais quelques heures plus tard, il n’y a plus rien. Donc les visions pourraient s’effacer d’elles-mêmes au cours des prochaines vingt et une années.
Délia Robbia secoua la tête avec gravité.
— Même en retenant cette hypothèse — et il n’y a aucune raison de penser qu’elle puisse se réaliser — tous les médias ayant parlé des visions existeraient toujours en 2030. Tous les bulletins d’informations, toutes les couvertures télé, tout ce que les gens pourraient écrire sur eux-mêmes dans leur journal intime ou dans des courriers à des amis, à des proches… La psychologie n’est pas mon domaine et je ne débattrai pas de la nature faillible de la mémoire humaine. Mais les gens disposeraient d’innombrables moyens de savoir ce qui va se produire le 23 octobre 2030 et nombre d’entre eux tenteraient de communiquer avec le passé.
— Attendez une minute…, fit Théo. Attendez une minute ! (Lloyd et délia Robbia tournèrent vers lui des regards intrigués.) Vous ne voyez donc pas ? C’est la loi de Niven !
— Quoi ? dit Lloyd.
— Qui est Niven ? voulut savoir l’Italien.
— Un écrivain de science-fiction américain. Il a dit que dans tout univers où le voyage dans le temps est une possibilité, aucun engin temporel ne sera jamais inventé. Il a même écrit une nouvelle sur le sujet : un scientifique met au point une machine à voyager dans le temps et juste au moment où elle est achevée, il lève les yeux et voit le soleil se transformer en nova. L’univers va l’anéantir plutôt que d’autoriser les paradoxes inhérents au voyage temporel.
— Et alors ? dit Lloyd.
— Alors la communication avec soi-même venu du passé est une forme de voyage temporel, puisque ça revient à envoyer des informations à rebours dans le temps. Et pour les gens qui ont essayé de le faire, l’univers peut avoir bloqué la tentative. Pas par quelque chose d’aussi grandiose que l’explosion du soleil, mais simplement en empêchant la communication de fonctionner. (Son regard passa plusieurs fois de Lloyd à della Robbia.) Vous ne comprenez pas ? C’est ce que j’ai dû essayer de faire en 2030 : communiquer avec le Theo venu du passé, mais au lieu d’y parvenir, je me suis retrouvé sans vision.
Lloyd s’efforça d’adopter un ton doux :
— Il semble qu’il y ait dans les visions d’autres personnes un certain nombre de preuves que vous êtes réellement mort en 2030…
Théo voulut répondre, hésita, et finalement il accepta sa défaite.
— Vous avez raison. Vous avez raison, désolé.
Lloyd préféra ne pas s’appesantir sur le sujet. Jusqu’à cet instant il ne s’était pas rendu compte que la situation devait être très diffìcile à vivre pour son ami. Il se tourna vers della Robbia.
— Eh bien, Franco, si ce n’étaient pas des visions de notre futur, que représentaient-elles ?
— Une ligne temporelle alternative, bien sûr. C’est tout à fait raisonnable, selon l’IMM.