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En physique quantique, l’interprétation des mondes multiples disait que chaque fois qu’un événement pouvait prendre deux directions, au lieu qu’il n’y en ait qu’une des deux qui se réalise, chacune se réalise, mais dans un univers distinct de l’autre.

— Plus précisément, les visions décrivent un univers qui s’est détaché de l’univers présent, que nous connaissons, au moment de votre expérience avec le LHC. Elles montrent le futur tel qu’il sera dans un univers où l’effet de déplacement temporel ne s’est pas produit.

Mais Lloyd n’était pas convaincu.

— Vous ne croyez toujours pas à l’IMM, hein ? L’IT démolit ça.

Un argument classique en faveur de l’interprétation multimondes est l’expérience hypothétique du chat de Schrôdinger : mettez un chat dans une boîte hermétiquement scellée avec un poison fulgurant qui a cinquante pour cent de chances d’être activé sur une période d’une heure. À la fin de ladite heure, ouvrez la boîte et voyez si le chat est toujours vivant. Selon l’interprétation de Copenhague — la version classique de la mécanique quantique —, tant que personne n’a regardé à l’intérieur de la boîte, le chat est supposé n’être ni mort ni vivant, mais plutôt dans un état équivalent à une superposition des deux états possibles. L’acte qui consiste à regarder dans la boîte — donc l’observation — fait s’effondrer la fonction d’onde, forçant le chat à se résoudre à l’une ou l’autre des alternatives. À cela près que, puisque l’observation pouvait aller dans deux sens, ce que les tenants de l’IMM disent s’être réellement produit est que l’univers s’est scindé au moment de l’observation. Un univers continue à se développer avec le chat mort, un autre avec le chat vivant.

John G. Cramer, un physicien qui avait souvent travaillé au CERN, mais qui d’habitude travaillait avec l’université de Washington, n’aimait pas du tout l’importance que l’interprétation de Copenhague donnait à l’observateur. Dans les années 1980, il proposa une explication alternative : l’IT, l’interprétation transactionnelle. Pendant la décennie suivante et la première du deuxième millénaire, l’IT gagna en popularité parmi les physiciens.

L’idée était la suivante : on considère le pauvre chat de Schrôdinger au moment où la boîte est scellée autour de lui, et l’oeil de l’observateur, au moment où, une heure plus tard, il se pose sur le chat. Dans l’interprétation transactionnelle, le chat émet une « onde de reconnaissance » réelle, physique, qui se déplace en avant dans le futur et en arrière dans le passé. Lorsque l’onde de reconnaissance atteint l’oeil, celui-ci émet une « onde de confirmation », laquelle se déplace en arrière dans le passé et en avant dans le futur. L’onde de reconnaissance et l’onde de confirmation s’annulent mutuellement partout dans l’univers sauf sur la ligne directe entre le chat et l’oeil, où elles se renforcent l’une l’autre, produisant une transaction. Le chat et l’oeil ayant communiqué à travers le temps, il n’y a pas d’ambiguïté et aucun besoin que la fonction d’onde s’effondre : le chat existe dans la boîte exactement comme il sera ultérieurement observé. Il n’y a pas non plus de scission de l’univers en deux univers : puisque la transaction couvre l’intégralité de la période signifiante, il n’y a aucune nécessité de division. L’oeil voit le chat tel qu’il a toujours été, soit vivant, soit mort.

— Vous aimeriez que ce soit conforme à l’interprétation transactionnelle, dit della Robbia. Ça démolirait le libre arbitre. Tout photon émis sait ce qui finira par l’absorber.

— Bien sûr, dit Lloyd. Je reconnais que l’interprétation transactionnelle renforce le concept de l’univers considéré comme un bloc… Mais c’est votre interprétation multimondes qui démolit vraiment le concept de libre arbitre.

— Comment pouvez-vous dire ça ? s’exclama della Robbia avec une exaspération très italienne.

— Il n’existe pas de hiérarchie parmi les mondes multiples, répondit Lloyd. Disons que je me promène sur une route et que j’arrive à une fourche. Je pourrais aller à droite, ou à gauche. Quelle direction vais-je choisir ?

— Celle que vous voulez ! dit della Robbia d’un air fanfaron. Le libre arbitre !

— N’importe quoi ! fit Lloyd. Selon l’interprétation multimondes, je choisis la direction que l’autre version de moi-même a rejetée. S’il va à droite, je dois aller à gauche ; si je vais à droite, il doit aller à gauche. Et seule l’arrogance m’amènerait à penser que ç’a toujours été mon choix dans cet univers qui a été retenu, et que ç’a toujours été l’autre choix, qui était simplement l’alternative, qui devait s’exprimer dans un autre univers. L’interprétation multimondes donne l’illusion du choix, alors qu’en fait elle est totalement déterministe.

L’Italien se tourna vers Théo, bras écartés en un appel au bon sens.

— Mais l’interprétation transactionnelle dépend d’ondes qui voyagent à rebours dans le temps !

— Je pense que nous avons maintenant suffisamment démontré la réalité de l’information voyageant à rebours dans le temps, Franco, dit Théo d’un ton aimable. Par ailleurs, ce que Cramer a réellement dit, c’est que la transaction s’opère de façon atemporelle : en dehors du temps.

Lloyd commençait à s’enthousiasmer pour le débat, d’autant qu’il avait maintenant un allié.

— Et votre version de ce qui est arrivé est celle qui exige le voyage dans le temps, fit-il remarquer.

Délia Robbia parut abasourdi.

— Quoi ? Comment ? Les visions sont simplement l’aperçu d’un univers parallèle.

— Dans l’interprétation des mondes multiples, tous les univers parallèles qui pourraient exister évolueraient certainement au même rythme que le nôtre. Si vous pouviez regarder dans un univers parallèle, vous verriez toujours la journée présente, le 26 avril 2009. En fait, tout le concept de calcul quantique dépend d’univers parallèles évoluant exactement à la même vitesse que le nôtre. Donc, oui, si vous pouviez voir dans un univers parallèle, vous verriez peut-être un monde où vous seriez allé vous asseoir à la table de Michael Burr, là-bas, au lieu d’être avec nous, mais ce serait toujours maintenant. Ce que vous suggérez, c’est d’ajouter un contact avec un univers parallèle en plus d’une vision du futur. Il est déjà assez difficile d’accepter une de ces idées sans devoir en plus accepter l’autre, et…

Jake Horowitz s’approcha de leur table.

— Excusez-moi d’interrompre votre conversation, dit-il, mais il y a un appel pour vous, Théo. Le type dit que c’est en rapport avec votre message sur le site Mosaïque.

Théo quitta la table sans hésiter, abandonnant derrière lui sa brochette à demi grignotée.

— Ligne 3, dit Jacob qui le suivait.

Il y avait un bureau désert juste à la sortie de la cafétéria et Théo s’y engouffra. Le téléphone n’affichait pas l’identité du correspondant, seulement la mention « hors zone ». Théo prit le combiné.

— Allô. Ici Théo Procopides.

— Mon Dieu, fit une voix masculine en anglais, à l’autre bout. C’est zarbi, parler à quelqu’un alors que vous savez qu’il va mourir…

Théo n’avait aucune réponse à ce genre de remarque, aussi alla-t-il directement au coeur du sujet :

— Vous avez des renseignements sur mon assassinat ?

— Oui, je crois. Dans ma vision, j’ai lu quelque chose à ce sujet.

— Qu’est-ce que ça disait ?

L’homme relata l’essentiel de ce qu’il avait lu. Il n’y avait pas de faits nouveaux.

— Est-ce que l’article parlait des gens que j’ai pu laisser derrière moi ? Vous savez, si j’avais une femme, des enfants…

— Oh, ouais. Attendez, j’essaie de m’en souvenir…

J’essaie de m’en souvenir. Son futur était chose accessoire. Personne ne s’en souciait vraiment. Ce n’était pas important, ni réel. Juste un type cité dans un journal.

— Ouais, fit la voix. Ouais, vous laisserez une femme et un fils.

— L’article donnait leurs prénoms ?

L’autre souffla dans le microphone tout en réfléchissant.

— Le fils, c’était… Constantin ; enfin, il me semble.

Constantin. Le prénom de son père. Oui. Théo avait toujours pensé à ce prénom si un jour il avait un fils.

— Et la mère du garçon ? Ma femme ?

— Désolé. Me souviens pas.

— S’il vous plaît, essayez…

— Non, vraiment désolé, hein. Je ne me rappelle pas du tout.

— Sous hypnose, tout pourrait vous revenir…

— Eh, vous êtes dingue ? Pas question que je fasse ce genre de truc. Écoutez, je vous ai appelé pour vous aider un peu. Je me suis dit que j’allais faire ma BA, vous pigez ? Juste être sympa, quoi. Mais je ne veux pas me faire hypnotiser, ni qu’on me bourre de drogues ou un truc du genre.

— Mais ma femme… ma veuve… J’ai besoin de savoir qui elle est.

— Pourquoi ? Je ne sais pas à qui je serai marié dans vingt ans, moi. Pourquoi vous, vous devriez savoir ?

— Elle pourrait avoir des pistes qui expliquent pourquoi j’ai été tué.

— Mouais, possible. Mais j’ai fait tout ce que je pouvais pour vous.

— Mais vous avez vu son nom ! Vous connaissez son nom !

— Je viens de vous le dire, ça ne me revient pas. Désolé.

— Je vous en prie… Je vous donnerai de l’argent.

— Sérieux, mec, je ne me souviens pas. Mais si ça me revient, d’accord, je vous rappelle. C’est tout ce que je peux vous promettre.

Théo se força à ne pas protester encore. Il serra les dents, inspira, expira, puis :

— D’accord. Merci. Merci pour ce que vous avez fait. Est-ce que je pourrais avoir votre nom ?

— Désolé, mec. Comme j’ai dit, si un truc me revient, je vous rappelle.

Et son correspondant coupa la communication.