— Est-ce que l’article parlait des gens que j’ai pu laisser derrière moi ? Vous savez, si j’avais une femme, des enfants…
— Oh, ouais. Attendez, j’essaie de m’en souvenir…
J’essaie de m’en souvenir. Son futur était chose accessoire. Personne ne s’en souciait vraiment. Ce n’était pas important, ni réel. Juste un type cité dans un journal.
— Ouais, fit la voix. Ouais, vous laisserez une femme et un fils.
— L’article donnait leurs prénoms ?
L’autre souffla dans le microphone tout en réfléchissant.
— Le fils, c’était… Constantin ; enfin, il me semble.
Constantin. Le prénom de son père. Oui. Théo avait toujours pensé à ce prénom si un jour il avait un fils.
— Et la mère du garçon ? Ma femme ?
— Désolé. Me souviens pas.
— S’il vous plaît, essayez…
— Non, vraiment désolé, hein. Je ne me rappelle pas du tout.
— Sous hypnose, tout pourrait vous revenir…
— Eh, vous êtes dingue ? Pas question que je fasse ce genre de truc. Écoutez, je vous ai appelé pour vous aider un peu. Je me suis dit que j’allais faire ma BA, vous pigez ? Juste être sympa, quoi. Mais je ne veux pas me faire hypnotiser, ni qu’on me bourre de drogues ou un truc du genre.
— Mais ma femme… ma veuve… J’ai besoin de savoir qui elle est.
— Pourquoi ? Je ne sais pas à qui je serai marié dans vingt ans, moi. Pourquoi vous, vous devriez savoir ?
— Elle pourrait avoir des pistes qui expliquent pourquoi j’ai été tué.
— Mouais, possible. Mais j’ai fait tout ce que je pouvais pour vous.
— Mais vous avez vu son nom ! Vous connaissez son nom !
— Je viens de vous le dire, ça ne me revient pas. Désolé.
— Je vous en prie… Je vous donnerai de l’argent.
— Sérieux, mec, je ne me souviens pas. Mais si ça me revient, d’accord, je vous rappelle. C’est tout ce que je peux vous promettre.
Théo se força à ne pas protester encore. Il serra les dents, inspira, expira, puis :
— D’accord. Merci. Merci pour ce que vous avez fait. Est-ce que je pourrais avoir votre nom ?
— Désolé, mec. Comme j’ai dit, si un truc me revient, je vous rappelle.
Et son correspondant coupa la communication.
Chapitre 15
Ce soir-là, Michiko revint de Tokyo. Si elle n’était pas en paix, elle semblait au moins ne plus être au bord de l’effondrement.
Après avoir passé l’après-midi à examiner une nouvelle série de simulations par ordinateur, Lloyd alla la prendre à l’aéroport et conduisit la dizaine de kilomètres jusqu’à son appartement de Saint-Genis, et…
Et ils firent l’amour, pour la première fois en cinq jours depuis le Flasbforward. C’était en début de soirée, l’éclairage dans la pièce n’était pas encore allumé, mais le soleil filtrait à travers les volets. Lloyd avait toujours montré plus d’inventivité qu’elle, même si elle se mettait rapidement au diapason. Au début, peut-être avait-il eu des goûts trop excessifs, trop occidentaux pour elle, mais au fil du temps elle s’était adaptée et il s’efforçait toujours d’être un amant attentionné. Mais aujourd’hui ils avaient joué la simplicité : la position du missionnaire et rien de plus. D’habitude, les draps étaient trempés de sueur quand ils en avaient fini, cette fois ils demeurèrent secs. Ils restaient même bordés d’un côté du lit.
Étendu sur le dos, Lloyd contemplait le plafond enténébré. Michiko était allongée à côté de lui, un bras passé en travers de sa poitrine. Ils restèrent silencieux et immobiles un long moment. Chacun était perdu dans ses pensées.
Finalement, elle prit la parole :
— Je t’ai vu sur CNN, quand j’étais à Tokyo. Tu crois vraiment que nous n’avons aucun libre arbitre ?
La question l’étonna un peu.
— Eh bien, nous pensons l’avoir, ce qui revient au même, je suppose. Mais l’inévitabilité est une constante dans un grand nombre de systèmes de croyances. Prenons la Cène. Jésus a dit à Pierre — Pierre, souviens-toi, qui sera justement la pierre sur laquelle il avait dit qu’il construirait son église —, Jésus a donc dit à Pierre que celui-ci le renierait trois fois. Pierre a protesté et a affirmé que jamais cela ne se produirait, mais, bien sûr, il l’a fait. Et Judas Iscariote, en qui j’ai toujours vu un personnage tragique, était destiné à livrer le Christ aux autorités, qu’il le veuille ou pas. Le concept du rôle qu’on a à jouer, une destinée à accomplir, est bien plus ancien que le concept de libre arbitre… Oui, je crois vraiment que le futur est aussi immuable que le passé. Et le Flashforward le confirme : si le futur n’était pas immuable, comment chacun pourrait avoir des visions de lendemains cohérents ? Est-ce que la vision de chacun ne serait pas différente des autres ? Ou plutôt, est-ce qu’il ne serait possible à personne d’avoir la moindre vision ?
Michiko réfléchit un moment.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre. Je veux dire, quel intérêt de continuer si tout est déjà fixé ?
— Quel intérêt de lire un roman dont la fin a déjà été écrite ?
Elle se mordilla la lèvre inférieure.
— Le concept d’univers sous forme d’un bloc est la seule chose qui ait un sens dans un univers relativiste, dit Lloyd. Effectivement, c’est seulement la relativité avec un R majuscule : la relativité pose qu’aucun point dans l’espace n’a plus d’importance qu’un autre, qu’il n’y a aucun cadre fixe de référence à partir duquel mesurer les autres positions. Eh bien, l’univers-bloc dit qu’aucun moment n’est plus important qu’un autre : le « moment présent » est une illusion complète et s’il existe une chose telle qu’un présent universel, si le futur est déjà écrit, alors le libre arbitre est également une illusion, de toute évidence.
— Je n’en suis pas aussi certaine que toi, dit Michiko. J’ai l’impression d’avoir mon libre arbitre.
— Même après ça ? fit Lloyd d’une voix qui devenait un peu tranchante. Même après le Flashforward ?
— Il y a d’autres explications pour la version cohérente du futur, dit-elle.
— Oh ? Par exemple ?
— Par exemple, ce n’est qu’un des futurs possibles, un lancer de dés. Si le Flashforward venait à se reproduire, nous verrions un futur complètement différent.
Lloyd secoua la tête et ses cheveux bruissèrent contre l’oreiller.
— Non. Non, il n’y a qu’un seul futur, tout comme il n’y a qu’un seul passé. Aucune autre interprétation n’a de sens.
— Mais vivre sans libre arbitre…
— C’est comme ça, d’accord ? l’interrompit-il d’un ton sec. Pas de libre arbitre. Pas de choix.
— Mais…
— Il n’y a pas de, mais.
Michiko se tut. La poitrine de Lloyd se soulevait et s’abaissait sur un rythme rapide, et sans aucun doute Michiko pouvait sentir les battements du cœur de son amant. Ils restèrent sans bouger pendant un long moment puis, enfin, elle dit :
— Ah.
Lloyd arqua les sourcils même si Michiko ne pouvait pas voir son expression. Mais elle sentit que son expression faciale s’était modifiée.
— Je comprends, ajouta-t-elle.
Il était irrité et il ne chercha pas à le cacher.
— Quoi donc ?
— Je comprends que tu n’en démordes pas, en ce qui concerne le futur immuable. Pourquoi tu crois que le libre arbitre n’existe pas.
— Et pourquoi, d’après toi ?
— À cause de ce qui est arrivé. À cause de tous ces gens qui sont morts, de tous les autres qui ont été blessés. (Elle se tut, comme si elle attendait qu’il termine son raisonnement. Devant son mutisme, elle poursuivit.) Si nous disposions du libre arbitre, tu te culpabiliserais pour ce qui est arrivé, tu devrais en endosser la responsabilité. Tout ce sang serait sur tes mains. Mais si nous n’avons pas de libre arbitre, alors ce n’est pas ta faute. Ce qui sera est déjà. Tu as appuyé sur le bouton qui a déclenché l’expérience parce que tu as toujours appuyé sur ce bouton, et que tu appuieras toujours dessus. C’est un moment figé dans le temps, comme tous les autres.