Pour 2030, les couleurs dominantes de la mode étaient le jaune pâle et l’orange foncé. Les femmes portaient de nouveau les cheveux longs.
Les rhinocéros étaient maintenant élevés dans des fermes, pour leurs cornes toujours très prisées en Orient. Ils n’étaient plus menacés d’extinction.
Au Zaïre, tuer un gorille était devenu un crime capital.
Donald Trump faisait construire une pyramide destinée à accueillir sa dépouille, dans le Nevada. Achevée, elle serait de dix mètres plus haute que la grande pyramide de Gizeh.
L’équipe des Volcanoes de Honolulu seraient les vainqueurs de la série mondiale de base-ball en 2029.
Les îles Turques-et-Caïques étaient devenues partie du Canada en 2023 ou 2024.
Après que des tests ADN eurent prouvé cent cas d’erreurs judiciaires après l’exécution des prisonniers, les États-Unis abolissaient la peine de mort.
Pepsi gagnait la guerre des sodas.
Il y aurait un autre krach financier. Ceux qui savaient en ^quelle année gardaient apparemment cette information pour eux.
Les États-Unis finissaient par adopter le système métrique.
L’Inde établissait la première base permanente sur la Lune.
Une guerre se profilait entre le Guatemala et l’Équateur.
En 2030, la population mondiale atteignait les onze milliards d’êtres humains, dont quatre milliards nés après 2009 qui n’avaient donc jamais eu de vision.
Michiko et Lloyd prenaient un dîner tardif dans l’appartement de celui-ci. Il avait préparé une raclette, plat traditionnel suisse qu’il avait appris à aimer, et ils l’arrosèrent d’une bouteille de Blauburgunder. Lloyd n’avait jamais beaucoup bu, mais le vin coulait si facilement en Europe et il arrivait à un âge où un ou deux verres par jour étaient salutaires pour son cœur.
— Nous ne saurons jamais, n’est-ce pas ? dit Michiko après avoir mangé un petit morceau de pomme de terre. Nous ne saurons jamais qui était cette femme que tu as vue dans ta vision, ni qui était le père de mon enfant dans la mienne.
— Oh si, nous le saurons, dit Lloyd. D’ici à douze ou treize ans, avant la naissance de ta fille, tu sauras qui est le père. Et je saurai qui est cette femme le jour où je la rencontrerai. Je la reconnaîtrai certainement, même si elle est plus jeune de plusieurs années qu’elle m’est apparue dans la vision.
Michiko acquiesça, comme si la chose était évidente.
— Mais je veux dire, nous ne saurons pas à temps, pour notre propre mariage, dit-elle d’une petite voix.
— Non, nous ne saurons pas.
Elle soupira.
— Que veux-tu faire ?
Il leva les yeux de son assiette et la regarda. Elle serrait les lèvres, peut-être pour les empêcher de trembler. Elle portait sa bague de fiançailles, bien moins belle qu’il l’aurait souhaitée, bien plus coûteuse qu’il pouvait réellement se le permettre.
— Ce n’est pas juste, fit-il. Je veux dire, bon sang, même Elizabeth Taylor devait penser que c’était « jusqu’à ce que la mort nous sépare » chaque fois qu’elle se mariait. Personne ne devrait aller au mariage en sachant que celui-ci est condamné à finir en échec.
— Alors, quelle est ta décision ? demanda-t-elle. Tu veux annuler nos fiançailles ?
— Je t’aime vraiment, dit-il enfin. Tu le sais.
— Alors quel est le problème ?
Quel était le problème ? Était-ce l’idée du divorce qui le terrifiait — ou seulement celle d’un divorce douloureux, comme celui que ses parents avaient enduré ? Qui aurait pensé qu’une chose aussi simple que le partage des biens puisse dégénérer en une guerre totale, avec des accusations vicieuses de chaque côté ? Qui aurait imaginé que deux personnes qui avaient économisé et s’étaient sacrifiées des années durant pour acheter à l’autre de somptueux cadeaux de Noël comme gages de leur amour finiraient par faire appel à la loi pour reprendre ces présents à la seule personne au monde pour qui ils avaient de l’importance ? Qui aurait cru qu’un couple qui avait si malicieusement choisi pour ses enfants des prénoms qui étaient en fait des anagrammes — Lloyd et Dolly — utiliserait ces mêmes enfants comme des pions, des armes ?
— Je suis désolé, chérie, dit Lloyd. Ça me déchire le coeur, mais je ne sais pas ce que je veux faire.
— Tes parents ont depuis longtemps réservé leurs places d’avion pour venir à Genève, ma mère aussi, dit Michiko. Si nous ne devons pas aller jusqu’au mariage, il faut prévenir les gens. Tu dois prendre une décision.
Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas que sa décision était déjà prise, que quoi qu’il fasse/ait fait était décrit pour l’éternité dans l’univers-bloc. Ce n’était pas qu’il devait prendre une décision, mais plutôt que cette décision qui avait toujours été prise soit révélée, tout simplement.
Et donc…
Chapitre 16
Il était temps pour Théo de rentrer chez lui. Non pas à l’appartement de Genève qui avait été son lieu de résidence ces deux dernières années, mais chez lui, à Athènes. Là où se trouvaient ses racines.
Et en toute franchise, il valait mieux pour lui ne pas se trouver à proximité de Michiko, au moins pendant quelque temps. Il ne cessait d’avoir des idées folles quand il pensait à elle.
Il n’imaginait pas que quelqu’un de sa famille ait un rapport avec sa mort ; même si, quand il s’était documenté sur le sujet, il était devenu manifeste que c’était généralement le cas, depuis que Caïn avait massacré Abel, Livia empoisonné Auguste, O.J. Simpson tué sa femme, et cet astronaute à bord de la Station spatiale internationale été arrêté, malgré un alibi apparemment parfait, pour le meurtre de sa propre sœur.
Mais non, Théo ne soupçonnait aucun membre de sa famille. Et pourtant, si des visions pouvaient jeter un peu de lumière sur sa mort, ce seraient sûrement celles de ses proches parents. Certains d’entre eux auraient sans doute mené des recherches pour chercher à savoir qui avait tué leur cher Théo.
Il prit un vol de la compagnie aérienne Olympic pour Athènes. Les réductions étaient terminées, car les gens reprenaient l’avion comme avant, assurés que le déplacement temporel de la conscience ne se reproduirait pas. Il passa le temps du vol à trouver les failles dans un modèle théorique pour expliquer le Flashforward reçu par e-mail d’une équipe du DESY, le Deutsches Elektronen-Synchroton, l’autre grand site d’accélérateurs de particules en Europe.
Théo n’était pas revenu au pays depuis quatre ans et il le regrettait. Il serait peut-être mort dans vingt et un ans et il avait laissé s’écouler l’équivalent d’un cinquième de ce temps sans serrer sa mère dans ses bras et savourer sa cuisine, sans revoir son frère, sans profiter de la beauté de sa terre natale. Certes, les Alpes étaient d’une beauté à couper le souffle, mais il y avait quelque chose de stérile dans ces paysages. À Athènes, vous pouviez toujours lever les yeux et apercevoir l’Acropole qui dominait la ville, le soleil à son zénith qui miroitait sur le marbre restauré du Parthénon. Des êtres humains habitaient là depuis des milliers d’années, des millénaires de pensée, de culture, d’art.
Bien sûr, enfant, il avait visité tous ces célèbres sites archéologiques. H se souvenait, à dix-sept ans, d’un voyage de classe en bus à Delphes. Il pleuvait des cordes et il n’avait pas voulu descendre du bus. Mais son professeur, Mme Megas, avait insisté. Ils avaient escaladé des rochers sombres et glissants pour atteindre une forêt luxuriante et arriver à l’endroit où l’on pensait que l’oracle s’asseyait pour dispenser ses visions énigmatiques du futur.